lèvres entrouvertes, passait un 
ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, 
dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit 
portefeuille en cuir. 
Ce toucher la réveilla; et elle considéra l'objet d'un regard noyé, avec 
cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, 
s'ouvrit. De l'or et des billets de banque s'éparpillèrent dans la calèche. 
Elle s'éveilla tout à fait; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de 
rires. 
Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux: 
-- Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot. Je l'ai 
vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons souvent 
désormais. 
Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement 
dans sa poche. 
C'était la neuvième ferme vendue ainsi, sur trente et une que leurs 
parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt 
mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient 
facilement rendu trente mille francs par an. 
Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu 
dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait 
l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marécages. Cela 
coulait, fuyait, disparaissait. Comment? Personne n'en savait rien. À 
tout moment l'un d'eux disait:
-- Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dépensé cent francs aujourd'hui 
sans rien acheter de gros. 
Cette facilité de donner était, du reste, un des grands bonheurs de leur 
vie; et ils s'entendaient sur ce point d'une façon superbe et touchante. 
Jeanne demanda: 
-- Est-ce beau, maintenant, mon château? 
Le baron répondit gaiement: 
-- Tu verras, fillette. 
Mais peu à peu, la violence de l'averse diminuait; puis ce ne fut plus 
qu'une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La 
voûte des nuées semblait s'élever, blanchir; et soudain, par un trou 
qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les 
prairies. 
Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut; puis la 
déchirure s'agrandit, comme un voile qui se déchire; et un beau ciel pur, 
d'un azur net et profond, se développa sur le monde. 
Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre; et, 
quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant 
alerte d'un oiseau qui séchait ses plumes. 
Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, 
excepté Jeanne. Deux fois on s'arrêta dans des auberges pour laisser 
souffler les chevaux et leur donner un peu d'avoine avec de l'eau. 
Le soleil s'était couché; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit 
village on alluma les lanternes; et le ciel aussi s'illumina d'un 
fourmillement d'étoiles. Des maisons éclairées apparaissaient de place 
en place, traversant les ténèbres d'un point de feu; et tout d'un coup, 
derrière une côte, à travers des branches de sapins, la lune, rouge, 
énorme, et comme engourdie de sommeil, surgit.
Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissées. Jeanne, épuisée de 
rêve, rassasiée de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois 
l'engourdissement d'une position prolongée lui faisait rouvrir les yeux; 
alors elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les 
arbres d'une ferme, ou bien quelques vaches çà et là couchées en un 
champ, et qui relevaient la tête. Puis elle cherchait une posture nouvelle, 
essayait de ressaisir un songe ébauché; mais le roulement continu de la 
voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pensée et elle refermait les 
yeux, se sentant l'esprit courbaturé comme le corps. 
Cependant on s'arrêta. Des hommes et des femmes se tenaient debout 
devant les portières avec des lanternes à la main. On arrivait. Jeanne, 
subitement réveillée, sauta bien vite. Père et Rosalie, éclairés par un 
fermier, portèrent presque la baronne tout à fait exténuée, geignant de 
détresse, et répétant sans cesse d'une petite voix expirante: 
-- Ah! mon Dieu! mes pauvres enfants! 
Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitôt dormit. 
Jeanne et le baron soupèrent en tête-à-tête. 
Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers la table; 
et, saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent à visiter le manoir 
réparé. 
C'était une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la 
ferme et du château, bâties en pierres blanches devenues grises, et 
spacieuses à loger une race. 
Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait de part 
en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double 
escalier semblait enjamber cette entrée, laissant vide le centre, et 
joignant au premier ses deux montées à la façon d'un pont. 
Au rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré, tendu 
de tapisseries à feuillages où se promenaient des oiseaux. Tout le 
meuble, en tapisserie au    
    
		
	
	
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