Sodome et Gomorrhe - Volume 2 | Page 8

Marcel Proust
d'une occupation
aussi importante et aussi inéluctable. D'ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés
qui se font un devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elle constituait
un ordre, comme une convocation militaire ou judiciaire. Il fallait qu'il fût appelé par une
visite bien importante pour qu'il «lâchât» les Verdurin le mercredi, l'importance ayant
trait, d'ailleurs, plutôt à la qualité du malade qu'à la gravité de la maladie. Car Cottard,
quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé
d'une attaque, mais pour le coryza d'un ministre. Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme:
«Excuse-moi bien auprès de Mme Verdurin. Préviens que j'arriverai en retard. Cette
Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pour être enrhumée.» Un mercredi, leur
vieille cuisinière s'étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez
les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s'il
ne pourrait pas panser la blessée: «Mais je ne peux pas, Léontine, s'était-il écrié en
gémissant; tu vois bien que j'ai mon gilet blanc.» Pour ne pas impatienter son mari, Mme
Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour aller plus vite,
avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrant dans la cour au moment où celle de
Cottard allait sortir pour le mener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à
avancer, à reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son maître en
tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par remords, et partit avec une humeur
exécrable qu'il fallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.
Si un client de Cottard lui demandait: «Rencontrez-vous quelquefois les Guermantes?»
c'est de la meilleure foi du monde que le professeur répondait: «Peut-être pas justement
les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à moi. Vous
avez certainement entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux,
du moins, ce ne sont pas des gens chics décatis. Il y a du répondant. On évalue
généralement que Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame, trente-cinq
millions, c'est un chiffre. Aussi elle n'y va pas avec le dos de la cuiller. Vous me parliez
de la duchesse de Guermantes. Je vais vous dire la différence: Mme Verdurin c'est une
grande dame, la duchesse de Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez

bien la nuance, n'est-ce pas? En tout cas, que les Guermantes aillent ou non chez Mme
Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d'Sherbatoff, les d'Forcheville, et _tutti
quanti_, des gens de la plus haute volée, toute la noblesse de France et de Navarre, à qui
vous me verriez parler de pair à compagnon. D'ailleurs ce genre d'individus recherche
volontiers les princes de la science», ajoutait-il avec un sourire d'amour-propre béat,
amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas tellement que l'expression
jadis réservée aux Potain, aux Charcot, s'appliquât maintenant à lui, mais qu'il sût enfin
user comme il convenait de toutes celles que l'usage autorise et, qu'après les avoir
longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi, après m'avoir cité la princesse Sherbatoff
parmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottard ajoutait en clignant de l'oeil:
«Vous voyez le genre de la maison, vous comprenez ce que je veux dire?» Il voulait dire
ce qu'il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russe qui ne connaissait que la
grande-duchesse Eudoxie, c'était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la
connaître sans qu'eussent été amoindries l'opinion que Cottard avait relativement à la
suprême élégance du salon Verdurin et sa joie d'y être reçu. La splendeur dont nous
semblent revêtus les gens que nous fréquentons n'est pas plus intrinsèque que celle de ces
personnages de théâtre pour l'habillement desquels il est bien inutile qu'un directeur
dépense des centaines de mille francs à acheter des costumes authentiques et des bijoux
vrais qui ne feront aucun effet, quand un grand décorateur donnera une impression de
luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pourpoint de grosse
toile semé de bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme a passé sa vie
au milieu des grands de la terre qui n'étaient pour lui que d'ennuyeux parents ou de
fastidieuses connaissances, parce qu'une habitude contractée dès le berceau les avait
dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci vînt, par
quelque hasard, s'ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d'innombrables
Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ils s'imaginaient que le salon était
le centre des élégances aristocratiques, et qui n'étaient même pas ce qu'étaient Mme de
Villeparisis et ses
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