douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à
Mme Verdurin qui, inquiète d'être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester
coucher à l'improviste, malgré le jour de l'an: «Mais qu'est-ce qui pourrait m'en empêcher
n'importe quel jour? D'ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille»,
vivant dans une pension et changeant de «pension» quand les Verdurin déménageaient,
les suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin
le vers de Vigny:
Toi seule me parus ce qu'on cherche toujours
que la Présidente du petit cercle, désireuse de s'assurer une «fidèle» jusque dans la mort,
lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de
l'autre. Vis-à-vis des étrangers--parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui nous
mentons le plus parce que c'est celui par qui il nous serait le plus pénible d'être méprisé:
nous-même,--la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules
amitiés--avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus--comme les
seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au
milieu de la destruction de tout le reste, mais qu'un libre choix lui avait fait élire de
préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l'avait
fait se borner. «Je ne vois personne d'autre», disait-elle en insistant sur le caractère
inflexible de ce qui avait plutôt l'air d'une règle qu'on s'impose que d'une nécessité qu'on
subit. Elle ajoutait: «Je ne fréquente que trois maisons», comme les auteurs qui, craignant
de ne pouvoir aller jusqu'à la quatrième, annoncent que leur pièce n'aura que trois
représentations. Que M. et Mme Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils
avaient aidé la princesse à l'inculquer dans l'esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient
persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s'offraient à elle,
avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute
aristocratie, n'avaient consenti à faire qu'une exception, en faveur de la princesse.
A leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu d'origine pour ne pas s'y ennuyer,
entre tant de gens qu'elle eût pu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdurin, et
réciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute l'aristocratie qui s'offrait à eux,
n'avaient consenti à faire qu'une seule exception, en faveur d'une grande dame plus
intelligente que ses pareilles, la princesse Sherbatoff.
La princesse était fort riche; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où,
avec l'autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d'autre.
On se montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt
en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois
sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un
célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle
s'efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne
s'occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant
la fin de la représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue
d'une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle,
restait dans l'ombre, c'était pour tâcher d'oublier qu'il existait un monde vivant qu'elle
désirait passionnément et ne pouvait pas connaître; la «coterie» dans une «baignoire»
était pour elle ce qu'est pour certains animaux l'immobilité quasi cadavérique en présence
du danger. Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille les gens du
monde faisait qu'ils prêtaient peut-être plus d'attention à cette mystérieuse inconnue
qu'aux célébrités des premières loges, chez qui chacun venait en visite. On s'imaginait
qu'elle était autrement que les personnes qu'on connaissait; qu'une merveilleuse
intelligence, jointe à une bonté divinatrice, retenaient autour d'elle ce petit milieu de gens
éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu'un ou si on lui présentait
quelqu'un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du
monde. Néanmoins, avec l'appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux
réussissaient à la connaître, et son ivresse d'en connaître un était telle qu'elle en oubliait la
fable de l'isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. S'il était fort
médiocre, chacun s'étonnait. «Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut
connaître personne, aille faire une exception pour cet être si peu caractéristique.» Mais
ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au
milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent: «Je le verrai mercredi chez les Verdurin», que: «Je
le verrai mardi à l'Académie.» Il parlait aussi des mercredis comme

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