Sodome et Gomorrhe - Volume 2 | Page 6

Marcel Proust
étaient sur le quai, qu'elle ne prît les
proportions d'une jacquerie, il feignit d'avoir mal au ventre, et pour qu'on ne pût l'accuser
d'avoir sa part de responsabilité dans la violence du docteur, il enfila le couloir en
feignant de chercher ce que Cottard appelait les «water». N'en trouvant pas, il regarda le
paysage de l'autre extrémité du tortillard. «Si ce sont vos débuts chez Mme Verdurin,

Monsieur, me dit Brichot, qui tenait à montrer ses talents à un «nouveau», vous verrez
qu'il n'y a pas de milieu où l'on sente mieux la «douceur de vivre», comme disait un des
inventeurs du dilettantisme, du je m'enfichisme, de beaucoup de mots en «isme» à la
mode chez nos snobinettes, je veux dire M. le prince de Talleyrand.» Car, quand il parlait
de ces grands seigneurs du passé, il trouvait spirituel, et «couleur de l'époque» de faire
précéder leur titre de Monsieur et disait Monsieur le duc de La Rochefoucauld, Monsieur
le cardinal de Retz, qu'il appelait aussi de temps en temps: «Ce struggle for lifer de Gondi,
ce «boulangiste» de Marsillac.» Et il ne manquait jamais, avec un sourire, d'appeler
Montesquieu, quand il parlait de lui: «Monsieur le Président Secondat de Montesquieu.»
Un homme du monde spirituel eût été agacé de ce pédantisme, qui sent l'école. Mais,
dans les parfaites manières de l'homme du monde, en parlant d'un prince, il y a un
pédantisme aussi qui trahit une autre caste, celle où l'on fait précéder le nom Guillaume
de «l'Empereur» et où l'on parle à la troisième personne à une Altesse. «Ah! celui-là,
reprit Brichot, en parlant de «Monsieur le prince de Talleyrand», il faut le saluer chapeau
bas. C'est un ancêtre.--C'est un milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peu de
tout, car Mme Verdurin n'est pas exclusive: des savants illustres comme Brichot de la
haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe,
amie de la grande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule aux heures où personne n'est
admis.» En effet, la grande-duchesse Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse
Sherbatoff, qui depuis longtemps n'était plus reçue par personne, vînt chez elle quand elle
eût pu y avoir du monde, ne la laissait venir que de très bonne heure, quand l'Altesse
n'avait auprès d'elle aucun des amis à qui il eût été aussi désagréable de rencontrer la
princesse que cela eût été gênant pour celle-ci. Comme depuis trois ans, aussitôt après
avoir quitté, comme une manucure, la grande-duchesse, Mme Sherbatoff partait chez
Mme Verdurin, qui venait seulement de s'éveiller, et ne la quittait plus, on peut dire que
la fidélité de la princesse passait infiniment celle même de Brichot, si assidu pourtant à
ces mercredis, où il avait le plaisir de se croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand à
l'Abbaye-aux-Bois et où, à la campagne, il se faisait l'effet de devenir l'équivalent de ce
que pouvait être chez Mme du Châtelet celui qu'il nommait toujours (avec une malice et
une satisfaction de lettré): «M. de Voltaire.»
Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis
quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d'elle plus qu'une «fidèle» ordinaire,
la fidèle type, l'idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu'arrivée au
retour d'âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelque
jalousie qu'en eût été torturée la Patronne, il était sans exemple que les plus assidus de ses
fidèles ne l'eussent «lâchée» une fois. Les plus casaniers se laissaient tenter par un
voyage; les plus continents avaient eu une bonne fortune; les plus robustes pouvaient
attraper la grippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours, les plus indifférents
aller fermer les yeux à leur mère mourante. Et c'était en vain que Mme Verdurin leur
disait alors, comme l'impératrice romaine, qu'elle était le seul général à qui dût obéir sa
légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui qui aimait son père et sa mère autant
qu'elle et n'était pas prêt à les quitter pour la suivre n'était pas digne d'elle, qu'au lieu de
s'affaiblir au lit ou de se laisser berner par une grue, ils feraient mieux de rester près d'elle,
elle, seul remède et seule volupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin
des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse
Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la

baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu'elle n'avait pas
envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n'avait pas envie que
ses amies rencontrassent la princesse, elle n'allait qu'aux heures matinales où Mme
Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d'avoir gardé la chambre une seule fois
depuis l'âge de
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