tiennent solidement aux oreilles.
Le reste de la promenade s'acheva en humeur facile. Nous vîmes encore
un beau soleil mourir en faisant palpiter les marbres. Je pris congé sur
ce quai des Esclavons tant de fois parcouru; je fixai mon départ au
lendemain; je retins le toucher de mes doigts en pressant une dernière
fois des mains chaudement tendues; j'aveuglai même mon regard, en
sorte qu'aucun oeil ne me troublât. J'étais persuadé que j'avais le coeur
le plus sec et que tout plaisir était désormais vulgaire au prix de celui
qui m'était réservé, sans mélange, et que j'emportais comme un
souvenir merveilleux de ce que Venise a de plus subtile beauté: respirer
ma petite amphore parfumée!
II
J'avais résolu de filer tout d'une traite à Paris. Je me méfiais d'un lent
éloignement de Venise, où ces dames devaient demeurer une semaine
encore. Je ne pus pas dépasser Vérone, et je luttai contre moi une
journée entière pour ne pas retourner à Venise.
Je me rappelle l'affreux déchirement de ce départ où j'ai aperçu, dans le
brouillard du matin qui s'enlevait, Venise s'éveiller au soleil, d'une
couleur de chair, pareille à l'étirement d'un beau bras. Je crus encore
une fois que c'était cette ville qui m'émouvait! Mais, à la regarder de
loin, merveilleuse, véritable Vénus soulevée de la mer, je me rendis
bien compte que ce n'était pas Venise que je voyais et que ce n'était pas
même de la beauté qui me touchait.
Il y a, à Vérone, des jardins à l'italienne où l'on monte par un
échelonnement de terrasses. J'y passai l'après-midi dans une terrible
perplexité. D'en haut, je découvrais une allée de noirs cyprès aigus,
pareils à de grands glaives endeuillés, et, sur les murailles, des vignes
vierges qui saignaient comme des viandes déchirées. Tout cet or
rutilant d'automne et le brasier superbe de la vieille ville rousse étendue
à mes pieds sous le soleil ardent, me parlaient trop violemment de la
guerre qui était allumée en moi. Je fus effrayé de ce que j'étais devenu
en si peu de jours. Il fallait partir, oublier. Je descendis dîner au buffet
lamentable de la gare de Vérone. J'étais le seul voyageur. On alluma
pour moi deux becs de gaz qui se mirent à clignoter dans la salle
immense. Des garçons rôdaient inoccupés. Des chauves-souris
passaient et repassaient autour de la lumière. L'horloge sonna huit
heures et je pensai qu'à ce moment on chantait là-bas, sur le
Grand-Canal, et que la gondole qui portait la petite fiancée de M.
Arrigand, l'industriel de Chicago, glissait comme sur une huile douce.
Je pris le train de Paris.
* * * * *
De Milan, où je fis encore une halte de lâcheté, j'avais envoyé une
dépêche à ma bonne cousine de la Julière pour l'avertir que je
descendais chez elle. Elle était accoutumée à diverses excentricités de
ma part et ne se montra point trop étonnée de cette fantaisie.
A dire vrai, je ne pouvais plus rester seul. J'étais certain que la vue de
mon intérieur de garçon me serait intolérable. Je pressentais que tous
mes objets familiers, tous ces petits moi-même épars sur les tables, les
murs et les étagères, s'imprégneraient aussitôt de l'image nouvelle que
je portais et me la renverraient avec une trop cruelle intensité. J'ai peur
de la souffrance qui vient, de celle de tout à l'heure et de demain. Je
m'enfonce et me retourne au contraire avec une rage presque
amoureuse dans la douleur actuelle, dans celle qui m'étreint tout de
suite.
Je voulais, d'autre part, éviter mes amis. Les plus délicats deviennent
grossiers vis-à-vis d'un coeur ébranlé. Il n'y a pire que l'ami pour
inventer le mot qui vous blessera à fond sur le chapitre de l'amour.
Ressentent-ils de notre passion naissante une secrète jalousie? Leur
petit coup de stylet n'est-il que l'instinctive défense contre la rivalité
que nous venons leur avouer si gauchement?
Ils voient au point ce que nous n'apercevons qu'au travers de notre
exaltation. Une parole juste nous semble d'un ton si bas que nous la
taxons de froideur et facilement d'impertinence.
Rien ne valait, pour un souffreteux de mon espèce, le voisinage d'une
femme tendre et commençant à prendre de l'âge.
Ma bonne cousine de la Julière était un refuge mieux que maternel. Une
quinzaine d'années seulement nous séparaient, et elle avait perdu de la
jeunesse juste ce qu'il fallait pour qu'une femme gardât un parfum
aimable et non troublant. Je n'avais pas avec elle cette familiarité qui
l'eût autorisée à m'interroger au delà de ce que je manifestais avoir
envie de lui dire, ni précisément le respect qui m'eut retenu de lui faire
telles confidences dont le goût m'aurait pu pousser.
Mais sa maison m'était d'un secours presque aussi grand. Les objets y
étaient d'un goût si médiocre que je ne pus

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