Promenades autour dun village | Page 8

George Sand
plein air, les attendait d'un air doux et mélancolique.
Nous partîmes à pied pour Châteaubrun, escortés d'un âne qui portait
notre déjeuner.
Avant d'étudier plus à fond le village, je voulais montrer à mes

compagnons une des ruines les plus pittoresques du pays et refaire
connaissance avec tous les remarquables environs du village.

IV
Nous prîmes le plus court, par égard pour l'âne, que madame Rosalie,
notre aubergiste, avait chargé comme un mulet d'Espagne. Il portait, en
outre, un gamin chargé de le ramener, et l'épervier de pêche de Moreau,
qui ne saurait faire un pas sans ce compagnon fidèle.
Ce chemin est insipide, comme tous les bons chemins. Il s'en va tout
droit sur un plateau tout nu. Les six kilomètres en plaine nous parurent
plus longs que douze en montagne.
Les entomologistes allaient devant, peu surpris de rencontrer de temps
à autre le grand Mars, qu'ils avaient signalé dès la veille comme un
hôte logique de ces régions, mais se plaignant beaucoup de l'absence de
papillons et de l'aridité du sol.
Je fis la conversation avec Moreau. C'est un malin, un sceptique et un
railleur; mais c'est un grand philosophe.
--J'ai eu bien du mal depuis que nous ne nous sommes vus, me dit-il. Je
ne sais pas, si vous vous souvenez que j'étais marié. J'ai perdu ma
femme. J'étais un peu meunier et un peu ouvrier. Mais, seul du village
où vous avez laissé hier votre voiture, je n'ai que mon corps et ma
maison. Dans nos petits bourgs, tout le monde est propriétaire, et il n'y
a point de malheureux. Moi, j'ai bien un roc.... À propos, le
voulez-vous, mon roc? Vous savez, vous disiez dans le temps que vous
voudriez avoir un coin sur la Creuse? Je ne vous vends pas le mien; je
vous le donne. Il n'y pousse que de la fougère, et je n'ai pas de quoi y
nourrir un mouton. Je paye cinq sous d'imposition pour ce rocher, et
voilà tout ce que j'en retire. Dame, il est grand, vous auriez de quoi y
bâtir une belle maison, en dépensant d'abord une dizaine de mille francs
pour tailler la roche et faire l'emplacement. Allons, vous n'en voulez
pas? Vous avez raison. Je n'en veux pas non plus. Aussi il reste là bien

tranquille. Y va qui veut ... c'est-à-dire qui peut!
--Comment avez-vous pu élever votre famille? Car vous avez des
enfants!
--Ils se sont élevés comme ils ont pu, un peu chez moi, un peu chez les
autres. Ma fille est une belle fille, vous l'avez vue hier. Elle sait faire la
cuisine et parler espagnol.
--Espagnol?
--Oui, elle a suivi en Espagne une bourgeoise d'ici, mariée avec un
monsieur de ce pays-là. Mon garçon est au service. C'est un bon enfant,
bien doux, fait à tout, comme moi. Vous me demanderez ce que je fais,
à présent; je n'en sais rien, une chose et l'autre; je ne peux plus
travailler. Voyez: en chassant, j'ai mal tourné mon fusil; j'ai eu la main
traversée, et l'autre moitié de la charge m'a caressé la tête. On dit dans
le pays qu'il ne m'y est pas resté assez de plomb. Je crois bien! pendant
quinze jours, le médecin n'a pas fait autre chose que de m'en arracher.
Tous les matins, je l'entendais dire en sortant: «C'est un homme mort!»
Et moi, je me dressais sur mon lit pour lui crier, du mieux que je
pouvais: «Vous dites des bêtises, je n'en veux pas mourir, et je n'en
mourrai pas.» Après que j'en ai été revenu, j'ai recommencé à pêcher et
à chasser. J'ai voulu encore un peu travailler; mais le travail m'a porté
malheur. Un maladroit m'a démis l'épaule en me jetant à faux un sac de
blé du haut d'une voiture. Ça ne fait rien, je marche, je chasse et je
pêche toujours. Je conduis les artistes et les voyageurs. Je sais les
chemins comme personne, et je vous dirais comment sont faits tous les
cailloux de la Creuse. Je fais les commissions du château et de
l'auberge, j'approvisionne l'un et l'autre avec mon poisson. Je me passe
de tout quand je n'ai rien; je n'use pas les draps, je dors une heure sur
douze. Je passe mes nuits dans l'eau à guetter les truites. Dans le jour, si
je suis las, je fais un somme où je me trouve. Si c'est sur une pierre ou
sur un banc, j'y dors aussi bien que sur la paille. Je ne me soucie point
de la toilette. Fêtes et dimanches, j'ai les mêmes habits que dans la
semaine, puisque je n'ai que ceux que mon corps peut porter. Je suis
toujours de bonne humeur, soit qu'on me donne cinq francs ou
cinquante centimes pour mes peines. Le voyageur est toujours aimable,

et, pourvu que je
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