Pot-bouille | Page 6

Emile Zola
frémissant encore, il tapa dans ses mains, en disant:
--Allons, allons, que faisons-nous?
--Mais vous sortiez, dit Octave. Je ne veux pas vous déranger.
--Achille, murmura madame Campardon, cette place, chez les Hédouin....
--Tiens! c'est vrai, s'écria l'architecte. Mon cher, une place de premier commis, dans une maison de nouveautés. J'y connais quelqu'un, qui a parlé pour vous.... On vous attend. Il n'est pas quatre heures, voulez-vous que je vous présente?
Octave hésitait, inquiet du noeud de sa cravate, troublé dans sa passion d'une mise correcte. Pourtant, il se décida, lorsque madame Campardon lui eut juré qu'il était très convenable. D'un mouvement languissant, elle avait tendu le front à son mari, qui la baisait avec une effusion de tendresse, répétant:
--Adieu, mon chat.... adieu, ma cocotte....
--Vous savez, on d?ne à sept heures, dit-elle en les accompagnant à travers le salon, où ils cherchaient leurs chapeaux.
Angèle les suivait, sans grace. Mais son professeur de piano l'attendait, et tout de suite elle tapa sur l'instrument, de ses doigts secs. Octave, qui s'attardait dans l'antichambre à remercier encore, eut la voix couverte. Et, comme il descendait l'escalier, le piano sembla le poursuivre: au milieu du silence tiède, chez madame Juzeur, chez les Vabre, chez les Duveyrier, d'autres pianos répondaient, jouant à chaque étage d'autres airs qui sortaient, lointains et religieux, du recueillement des portes.
En bas, Campardon tourna dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Il se taisait, de l'air absorbé d'un homme qui cherche une transition.
--Vous vous rappelez mademoiselle Gasparine? demanda-t-il enfin. Elle est première demoiselle chez les Hédouin.... Vous allez la voir.
Octave crut l'occasion venue de contenter sa curiosité.
--Ah! dit-il. Elle loge chez vous?
--Non! non! s'écria l'architecte vivement et comme blessé.
Puis, le jeune homme ayant paru surpris de sa violence, il continua, gêné, avec douceur:
--Non, elle et ma femme ne se voient plus.... Vous savez, dans les familles.... Moi, je l'ai rencontrée, et je n'ai pu lui refuser la main, n'est-ce pas? d'autant plus qu'elle ne roule guère sur l'or, la pauvre fille. ?a fait que, maintenant, elles ont par moi de leurs nouvelles.... Dans ces vieilles querelles, il faut laisser le temps fermer les blessures.
Octave se décidait à l'interroger carrément sur son mariage, lorsque l'architecte coupa court, en disant:
--Nous y voilà!
C'était, à l'encoignure des rues Neuve-Saint-Augustin et de la Michodière, un magasin de nouveautés dont la porte ouvrait sur le triangle étroit de la place Gaillon. Barrant deux fenêtres de l'entresol, une enseigne portait, en grandes lettres dédorées: _Au bonheur des Dames, maison fondée en 1822_; tandis que, sur les glaces sans tain des vitrines, on lisait, peinte en rouge, la raison sociale: _Deleuze, Hédouin et Cie_.
--Cela n'a pas le chic moderne, mais c'est honnête et c'est solide, expliquait rapidement Campardon. Monsieur Hédouin, un ancien commis, a épousé la fille de l'a?né des Deleuze, qui est mort il y a deux ans; de sorte que la maison est dirigée maintenant par le jeune ménage, le vieil oncle Deleuze et un autre associé, je crois, qui tous deux se tiennent à l'écart.... Vous verrez madame Hédouin. Oh! une femme de tête!... Entrons.
Justement, M. Hédouin était à Lille, pour un achat de toile. Ce fut madame Hédouin qui les re?ut. Elle était debout, un porte-plume derrière l'oreille, donnant des ordres à deux gar?ons de magasin qui rangeaient des pièces d'étoffe dans des cases; et elle lui apparut si grande, si admirablement belle avec son visage régulier et ses bandeaux unis, si gravement souriante dans sa robe noire, sur laquelle tranchaient un col plat et une petite cravate d'homme, qu'Octave, peu timide de sa nature pourtant, balbutia. Tout fut réglé en quelques mots.
--Eh bien! dit-elle de son air tranquille, avec sa grace accoutumée de marchande, puisque vous êtes libre, visitez le magasin.
Elle appela un commis, lui confia Octave; puis, après avoir répondu poliment, sur une question de Campardon, que mademoiselle Gasparine était en course, elle tourna le dos, elle continua sa besogne, jetant des ordres de sa voix douce et brève.
--Pas là, Alexandre.... Mettez les soies en haut.... Ce n'est plus la même marque, prenez garde!
Campardon, hésitant, dit enfin à Octave qu'il repasserait le prendre, pour le d?ner. Alors, pendant deux heures, le jeune homme visita le magasin. Il le trouva mal éclairé, petit, encombré de marchandises, qui débordaient du sous-sol, s'entassaient dans les coins; ne laissaient que des passages étranglés entre des murailles hautes de ballots. A plusieurs reprises, il s'y rencontra avec madame Hédouin, affairée, filant par les plus étroits couloirs, sans jamais accrocher un bout de sa robe. Elle semblait l'ame vive et équilibrée de la maison, dont tout le personnel obéissait au moindre signe de ses mains blanches. Octave était blessé qu'elle ne le regardat pas davantage. Vers sept heures moins un quart, comme il remontait une dernière fois du sous-sol, on lui dit que Campardon était au premier, avec mademoiselle Gasparine. Il y avait là un comptoir de
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