Madame Rose; Pierre de Villerglé | Page 8

Amédée Achard

gros vilains doigts lui avaient fait mal. Je me jetai à ses genoux:
«Battez-moi comme un chien, lui dis-je, je ferai ce que vous
voudrez!--Eh bien! reprit-elle en riant, il ne faut plus prendre de
lapins.»
--Et vous n'en avez plus colleté?
--Moi! jamais!... Ah! par exemple, les gendarmes n'y auraient rien fait;

mais Mme Rose!... Elle me l'a défendu, c'est fini!... Ça n'empêche pas
que si je pouvais leur jouer quelque tour, à ces gens qui m'ont mis en
prison!... Ça jette un gouvernement par terre, et ça ne veut pas que le
pauvre monde s'amuse un peu!... Ça m'a mis du levain dans l'estomac;
mais suffit, je m'entends, et si l'occasion vient, on saura la prendre.
--Ça! comment donc s'appelle-t-elle, Mme Rose? reprit Georges après
qu'il eut laissé Canada exhaler sa colère.
--Cette bêtise!... Elle s'appelle Mme Rose.... Est-ce que ce nom ne vous
paraît pas joli?
--Très-joli, mais c'est un petit nom; elle doit en avoir un autre?
--C'est possible; mais personne ne le lui a demandé. Elle a dit qu'elle
s'appelait Mme Rose, et tout le monde l'appelle Mme Rose. Au
commencement, il y avait des curieux qui faisaient des questions
comme vous; à présent, on n'y pense plus. Elle ne voit jamais personne,
si ce n'est un monsieur qui est venu d'eux ou trois fois en un an.
--Quel monsieur? dit Georges vivement.
--Un monsieur comme vous, un monsieur qui paraît de la ville. Ah!
quels yeux! Quand il vous regarde, on dirait que ça vous entre dans le
corps comme une vrille. Ce doit-être quelqu'un de ses parents. Il arrive
vers midi et s'en va le soir. Par exemple, il ne part pas sans faire un tour
sur la rivière, après quoi il me donne vingt francs; c'est un homme
très-bien.»
Georges éprouva comme un sentiment de malaise; ce monsieur de la
ville lui gâtait Mme Rose.
«Quelquefois encore, assez souvent même, poursuivit Canada, le piéton
remet des lettres à Mme Rose. J'ai remarqué qu'elle souriait de moins
bon coeur ces jours-là. L'autre matin, il lui en a apporté une au moment
où elle se rendait à la messe; elle l'a lue chemin faisant, et j'ai vu qu'elle
devenait fort pâle. Elle est restée longtemps dans l'église à prier, et,
quand elle est sortie, elle avait les yeux humides comme ceux d'une

personne qui a pleuré. Cependant cette lettre ne lui annonçait la mort
d'aucun de ses parents: elle était cachetée de rouge. Ce jour-là, elle a
vidé sa bourse entre les mains des pauvres; moi, j'aurais volontiers
battu tout le village, tant j'enrageais de la voir pleurer.»
Canada donna un coup d'aviron contre un arbre.
«Faire du chagrin à une si bonne créature! faut-il qu'il y ait de
méchantes gens! reprit-il.
--Qui sait? dit Georges; la lettre venait peut-être d'un amoureux.
--Elle est dans l'âge où ces maladies vous prennent, répliqua le pêcheur
en branlant la tête, et cependant je n'y crois pas, à vos amoureux. Mme
Rose n'a jamais reçu d'autres visites que celles que je vous ai dites, et
ces sortes de fous ont des jambes pour courir. Et puis, si Mme Rose a
des secrets, ce serait mal reconnaître sa bonté que de chercher à les
pénétrer. A présent, monsieur Georges, vous en savez autant que moi.
--Mais comment se fait-il que je ne l'aie jamais rencontrée, moi qui
cours le pays du matin au soir, et que jamais vous ne m'en ayez parlé?
--Vous n'allez pas beaucoup du côté d'Herblay, monsieur, et c'est à
Herblay que Mme Rose demeure. Quant à vous en parler, pourquoi
l'aurais-je fait? Vous êtes dans la saison où le coeur est de paille, et je
ne voulais pas vous exposer à prendre feu.»
Canada jeta un coup d'oeil sur la rive.
«Bon! dit-il, vous me faites bavarder, voilà l'ombre des peupliers qui
coupe la rivière, il va être quatre heures; il faut nous hâter, si vous ne
voulez pas que nous fassions attendre Mme Rose.»
Georges et Canada prirent chacun une paire d'avirons et firent voler la
Tortue. En quelques minutes, ils furent par le travers des tirés de
Saint-Germain; un long sillage marquait la course du canot.
«Ramez toujours, dit Canada. Je vais voir si Mme Rose est sur la rive.»

Il se mit debout, et aperçut Mme Rose sur un tronc d'arbre.
«Ah! c'est vous, dit-elle en saluant Georges; je comprends à présent
pourquoi Canada arrive si tard.»
Elle se leva et s'approcha du canot.
«Voyons, reprit-elle, donnez-moi la main pour que je saute dans cette
coquille de noix.»
Mme Rose portait ce jour-là une robe de drap bleu, un grand camail et
un chapeau rond de feutre gris à larges bords; l'animation de la marche
et le grand air avaient coloré son teint: les boucles de ses cheveux
tombaient le long de ses joues

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