Les caractères | Page 8

Jean de la Bruyère
cours de ma vie, toutes sortes de
personnes et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché
à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n'étaient connus que
par leurs vices, il semble que j'ai dû marquer les caractères des uns et
des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais
même de toucher ce qui est personnel, et ce que plusieurs d'entre eux
paraissent avoir de plus familier. J'espère, mon cher Polyclès, que cet
ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous: il leur tracera des
modèles qu'ils pourront suivre; il leur apprendra à faire le discernement
de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l'émulation
les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en
matière: c'est à vous de pénétrer dans mon sens, et d'examiner avec
attention si la vérité se trouve dans mes paroles; et sans faire une plus
longue préface, je parlerai d'abord de la dissimulation, je définirai ce
vice, je dirai ce que c'est qu'un homme dissimulé, je décrirai ses moeurs,
et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j'en ai
fait.

De la dissimulation
La dissimulation n'est pas aisée à bien définir: si l'on se contente d'en
faire une simple description, l'on peut dire que c'est un certain art de
composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme
dissimulé se comporte de cette manière: il aborde ses ennemis, leur
parle, et leur fait croire par cette démarche qu'il ne les hait point; il loue
ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes
embûches, et il s'afflige avec eux s'il leur est arrivé quelque disgrâce; il
semble pardonner les discours offensants que l'on lui tient; il récite
froidement les plus horribles choses que l'on lui aura dites contre sa
réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir
ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en
ont reçues. S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empressement, il
feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois. Il cache

soigneusement tout ce qu'il fait; et à l'entendre parler, on croirait
toujours qu'il délibère. Il ne parle point indifféremment; il a ses raisons
pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est
arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant, ou qu'il a
une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent à intérêt,
ou qui le prie de contribuer de sa part à une somme que ses amis
consentent de lui prêter, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si
dénué d'argent; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le
mieux du monde, quoique en effet il ne vende rien. Souvent, après
avoir écouté ce que l'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la
moindre attention; il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de
jeter les yeux, ou s'il est convenu d'un fait, de ne s'en plus souvenir. Il
n'a pour ceux qui lui parlent d'affaire que cette seule réponse: «J'y
penserai.» Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres, il est saisi
d'admiration, d'autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement,
et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est
celui-ci: «Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je
ne sais où j'en suis»; ou bien: «Il me semble que je ne suis pas
moi-même»; et ensuite: «Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre;
voilà une chose merveilleuse et qui passe toute créance; contez cela à
d'autres; dois-je vous croire? ou me persuaderai-je qu'il m'ait dit la
vérité?», paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme
de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne
partent point d'une âme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté,
ou d'un homme qui veut nuire; le venin des aspics est moins à craindre.

De la flatterie
La flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au flatteur. Si un
flatteur se promène avec quelqu'un dans la place: «Remarquez-vous, lui
dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous
seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissait point sur vos
louanges: nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un
endroit du Portique; et comme par la suite du discours l'on vint à
tomber sur celui que l'on devait estimer le plus homme de bien de la
ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en eut pas un

seul qui vous refusât ses suffrages.» Il
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