Les caractères | Page 9

Jean de la Bruyère
lui dit mille choses de cette
nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à
votre habit, de le prendre et de le souffler à terre. Si par hasard le vent a
fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il
prend soin de vous les ôter; et vous souriant: «Il est merveilleux, dit-il,
combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu»;
et il ajoute: «Voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de
cheveux noirs.» Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose
silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approuver
aveuglément tout ce qu'il avance, et dès qu'il a cessé de parler, il se
récrie: «Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement
rencontré.» D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie
froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise
plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche
l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvait se contenir et qu'il
voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la
ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce
qu'il soit passé. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen; il les
donne à ses enfants en sa présence; il les baise, il les caresse: «Voilà,
dit-il, de jolis enfants et dignes d'un tel père.» S'il sort de sa maison, il
le suit; s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit:
«Votre pied est mieux fait que cela.» Il l'accompagne ensuite chez ses
amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit: «Un tel
me suit et vient vous rendre visite»; et retournant sur ses pas: «Je vous
ai annoncé, dit-il, et l'on se fait un grand honneur de vous recevoir.» Le
flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles et
qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le
premier des conviés à louer le vin; assis à table le plus proche de celui
qui fait le repas, il lui répète souvent: «En vérité, vous faites une chère
délicate»; et montrant aux autres l'un des mets qu'il soulève du plat:
«Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand.» Il a soin de lui demander s'il
a froid, s'il ne voudrait point une autre robe; et il s'empresse de le
mieux couvrir. Il lui parle sans cesse à l'oreille; et si quelqu'un de la
compagnie l'interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder,
n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il
oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour
les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement. J'ai dû dire

aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison, il en loue l'architecture, se récrie
sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il aperçoit
quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est
touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un
chef-d'oeuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard;
mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a
de plaire à quelqu'un et d'acquérir ses bonnes grâces.

De l'impertinent ou du diseur de rien
La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de
parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se
trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne
connaît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme et lui
fait son éloge, lui conte son songe; lui fait un long détail d'un repas où
il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service. Il
s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps
présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent
point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la
cherté du blé, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville; il
dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient
navigable; qu'un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait
espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine,
et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la
peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait
brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mystères,
il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 185
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.