Les caractères | Page 6

Jean de la Bruyère
d'Athènes dont il fait la
peinture, nous admirerons de nous y reconnaître nous-mêmes, nos amis,
nos ennemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette ressemblance avec
des hommes séparés par tant de siècles soit si entière. En effet, les
hommes n'ont point changé selon le coeur et selon les passions; ils sont
encore tels qu'ils étaient alors et qu'ils sont marqués dans Théophraste:
vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants,

médisants, querelleux, superstitieux.
Il est vrai, Athènes était libre; c'était le centre d'une république; ses
citoyens étaient égaux; ils ne rougissaient point l'un de l'autre; ils
marchaient presque seuls et à pied dans une ville propre, paisible et
spacieuse, entraient dans les boutiques et dans les marchés, achetaient
eux-mêmes les choses nécessaires; l'émulation d'une cour ne les faisait
point sortir d'une vie commune; ils réservaient leurs esclaves pour les
bains, pour les repas, pour le service intérieur des maisons, pour les
voyages; ils passaient une partie de leur vie dans les places, dans les
temples, aux amphithéâtres, sur un port, sous des portiques, et au
milieu d'une ville dont ils étaient également les maîtres. Là le peuple
s'assemblait pour délibérer des affaires publiques; ici il s'entretenait
avec les étrangers; ailleurs les philosophes tantôt enseignaient leur
doctrine, tantôt conféraient avec leurs disciples. Ces lieux étaient tout à
la fois la scène des plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces moeurs
quelque chose de simple et de populaire, et qui ressemble peu aux
nôtres, je l'avoue; mais cependant quels hommes en général que les
Athéniens, et quelle ville qu'Athènes! quelles lois! quelle police! quelle
valeur! quelle discipline! quelle perfection dans toutes les sciences et
dans tous les arts! mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et
dans le langage! Théophraste, le même Théophraste dont l'on vient de
dire de si grandes choses, ce parleur agréable, cet homme qui
s'exprimait divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom par
une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et qui
reconnut, par je ne sais quoi d'attique qui lui manquait et que les
Romains ont depuis appelé urbanité, qu'il n'était pas Athénien; et
Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir
qu'ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage
attique et en ayant acquis l'accent par une habitude de tant d'années, il
ne s'était pu donner ce que le simple peuple avait naturellement et sans
nulle peine. Que si l'on ne laisse pas de lire quelquefois, dans ce traité
des Caractères, de certaines moeurs qu'on ne peut excuser et qui nous
paraissent ridicules, il faut se souvenir qu'elles ont paru telles à
Théophraste, qu'il les a regardées comme des vices dont il a fait une
peinture naïve, qui fit honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.

Enfin, dans l'esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce
qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n'estiment que leurs
moeurs, on les ajoute à cet ouvrage. L'on a cru pouvoir se dispenser de
suivre le projet de ce philosophe, soit parce qu'il est toujours pernicieux
de poursuivre le travail d'autrui, surtout si c'est d'un ancien ou d'un
auteur d'une grande réputation; soit encore parce que cette unique
figure qu'on appelle description ou énumération, employée avec tant de
succès dans ces vingt-huit chapitres des Caractères, pourrait en avoir un
beaucoup moindre, si elle était traitée par un génie fort inférieur à celui
de Théophraste.
Au contraire, se ressouvenant que, parmi le grand nombre des traités de
ce philosophe rapportés par Diogène Laërce, il s'en trouve un sous le
titre de Proverbes, c'est-à-dire de pièces détachées, comme des
réflexions ou des remarques, que le premier et le plus grand livre de
morale qui ait été fait porte ce même nom dans les divines Écritures, on
s'est trouvé excité par de si grands modèles à suivre selon ses forces
une semblable manière d'écrire des moeurs; et l'on n'a point été
détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont dans
les mains de tout le monde, et d'où, faute d'attention ou par un esprit de
critique, quelques-uns pourraient penser que ces remarques sont
imitées.
L'un, par l'engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la
religion, fait connaître l'âme, ses passions, ses vices, traite les grands et
les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme
chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instruit par le
commerce du monde et dont la délicatesse était égale à la pénétration,
observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses
faibles, l'attaque sans relâche, quelque part où il le trouve; et cette
unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes, a
toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grâce
de la nouveauté.
L'on ne suit
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