sommes si modernes, serons anciens dans quelques siècles.
Alors l'histoire du nôtre fera goûter à la postérité la vénalité des charges,
c'est-à-dire le pouvoir de protéger l'innocence, de punir le crime, et de
faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants comme une
métairie; la splendeur des partisans, gens si méprisés chez les Hébreux
et chez les Grecs. L'on entendra parler d'une capitale d'un grand
royaume où il n'y avait ni places publiques, ni bains, ni fontaines, ni
amphithéâtres, ni galeries, ni portiques, ni promenoirs, qui était
pourtant une ville merveilleuse. L'on dira que tout le cours de la vie s'y
passait presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle
d'un autre; que d'honnêtes femmes, qui n'étaient ni marchandes ni
hôtelières, avaient leurs maisons ouvertes à ceux qui payaient pour y
entrer; que l'on avait à choisir des dés, des cartes et de tous les jeux;
que l'on mangeait dans ces maisons, et qu'elles étaient commodes à tout
commerce. L'on saura que le peuple ne paraissait dans la ville que pour
y passer avec précipitation: nul entretien, nulle familiarité; que tout y
était farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu'il fallait éviter,
et qui s'abandonnaient au milieu des rues, comme on fait dans une lice
pour remporter le prix de la course. L'on apprendra sans étonnement
qu'en pleine paix et dans une tranquillité publique, des citoyens
entraient dans les temples, allaient voir des femmes, ou visitaient leurs
amis avec des armes offensives, et qu'il n'y avait presque personne qui
n'eût à son côté de quoi pouvoir d'un seul coup en tuer un autre. Ou si
ceux qui viendront après nous, rebutés par des moeurs si étranges et si
différentes des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires, de nos
poésies, de notre comique et de nos satires, pouvons-nous ne les pas
plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par cette fausse
délicatesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si travaillés, si réguliers,
et de la connaissance du plus beau règne dont jamais l'histoire ait été
embellie?
Ayons donc pour les livres des anciens cette même indulgence que
nous espérons nous-mêmes de la postérité, persuadés que les hommes
n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient de tous les siècles,
qu'elles changent avec les temps, que nous sommes trop éloignés de
celles qui ont passé, et trop proches de celles qui règnent encore, pour
être dans la distance qu'il faut pour faire des unes et des autres un juste
discernement. Alors, ni ce que nous appelons la politesse de nos
moeurs, ni la bienséance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre
magnificence ne nous préviendront pas davantage contre la vie simple
des Athéniens que contre celle des premiers hommes, grands par
eux-mêmes, et indépendamment de mille choses extérieures qui ont été
depuis inventées pour suppléer peut-être à cette véritable grandeur qui
n'est plus.
La nature se montrait en eux dans toute sa pureté et sa dignité, et n'était
point encore souillée par la vanité, par le luxe, et par la sotte ambition.
Un homme n'était honoré sur la terre qu'à cause de sa force ou de sa
vertu; il n'était point riche par des charges ou des pensions, mais par
son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs; sa
nourriture était saine et naturelle, les fruits de la terre, le lait de ses
animaux et de ses brebis; ses vêtements simples et uniformes, leurs
laines, leurs toisons; ses plaisirs innocents, une grande récolte, le
mariage de ses enfants, l'union avec ses voisins, la paix dans sa famille.
Rien n'est plus opposé à nos moeurs que toutes ces choses; mais
l'éloignement des temps nous les fait goûter, ainsi que la distance des
lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres de
voyages nous apprennent des pays lointains et des nations étrangères.
Ils racontent une religion, une police, une manière de se nourrir, de
s'habiller, de bâtir et de faire la guerre, qu'on ne savait point, des
moeurs que l'on ignorait. Celles qui approchent des nôtres nous
touchent, celles qui s'en éloignent nous étonnent; mais toutes nous
amusent. Moins rebutés par la barbarie des manières et des coutumes
de peuples si éloignés, qu'instruits et même réjouis par leur nouveauté,
il nous suffit que ceux dont il s'agit soient Siamois, Chinois, Nègres ou
Abyssins.
Or ceux dont Théophraste nous peint les moeurs dans ses Caractères
étaient Athéniens, et nous sommes Français; et si nous joignons à la
diversité des lieux et du climat le long intervalle des temps, et que nous
considérions que ce livre a pu être écrit la dernière année de la CXVe
olympiade, trois cent quatorze ans avant l'ère chrétienne, et qu'ainsi il y
a deux mille ans accomplis que vivait ce peuple

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