le soir, au lieu de faire sa partie comme d’habitude, il se retirait dans sa chambre en défendant qu’on le suiv?t. Quant aux repas et, à la lecture, il ne mangeait plus que juste ce qu’il fallait pour vivre, et ne lisait plus du tout?; il était, d’ailleurs, devenu intraitable sous le rapport des jus d’herbes, et, depuis que sa répugnance pour ces sortes de boissons avait été poussée au point qu’il avait jeté au nez de Georges une tasse de ce liquide que le pauvre valet de chambre voulait, dans une bonne intention, le forcer d’avaler, personne ne s’était plus hasardé à reparler d’infusions amères, et Tom les avait remplacées par du thé dans lequel il étendait, au lieu de crème, une cuillerée et demie de rhum.
Cependant toutes ces rebellions contre l’ordonnance du docteur laissaient prendre au mal une intensité chaque jour plus grande?; sir édouard n’était plus que l’ombre de lui-même?: toujours solitaire et sombre, à peine si l’on pouvait tirer de lui une parole qui ne f?t pas accompagnée d’un signe visible d’impatience. Il avait adopté, dans le parc, une allée écartée, au bout de laquelle était un berceau ou plut?t une véritable grotte de verdure formée par l’entrelacement des branches?: c’était là qu’il se retirait et demeurait des heures entières, sans que personne osat le déranger?; c’était inutilement que le fidèle Tom et le digne Sanders passaient et repassaient, avec intention, à portée de son regard?; il semblait ne pas les voir, pour n’être pas obligé de leur adresser la parole. Ce qu’il y avait de pis dans tout cela, c’est que chaque jour ce besoin de solitude était plus grand, et que le temps que le capitaine passait hors de la compagnie des commensaux du chateau était plus considérable?; de plus, on allait atteindre les mois nébuleux, qui sont, comme on le sait, aux malheureux attaqués du spleen, ce que la chute des feuilles est aux phthisiques, et tout faisait présager qu’à moins d’un miracle, sir édouard ne supporterait pas cette époque fatale?: ce miracle, Dieu le fit par l’intermédiaire d’un de ses anges.
Un jour que sir édouard, dans sa retraite accoutumée, était en proie à une de ses rêveries mortelles, il entendit, sur le chemin qui conduisait à la grotte, le froissement des feuilles sèches sous un pas inconnu. Il leva la tête, et vit venir à lui une femme qu’à la blancheur de ses vêtements et à la légèreté de sa démarche, il pouvait, dans cette allée sombre, prendre pour une apparition?; ses yeux se fixèrent avec étonnement sur la personne qui ne craignait pas de venir ainsi le troubler, et il attendit en silence.
C’était une femme qui paraissait agée de vingt cinq ans, mais qui devait avoir un peu plus que cela, belle encore, non de cette première et éclatante jeunesse, si vive mais si passagère, en Angleterre surtout, mais de cette seconde beauté, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui se compose d’une fra?cheur mourante et d’un embonpoint naissant. Ses yeux bleus étaient ceux qu’un peintre e?t donnés à la Charité?; de longs cheveux noirs qui ondulaient naturellement s’échappaient d’un petit chapeau qui semblait trop étroit pour les contenir?; son visage offrait les lignes calmes et pures particulières aux femmes qui habitent la partie septentrionale de la Grande-Bretagne?; enfin son costume simple et sévère, mais plein de go?t, tenait le milieu entre la mode du jour et le puritanisme du XVIIème siècle.
Elle venait solliciter la bonté bien connue de sir édouard en faveur d’une pauvre famille, dont le père était mort la veille, après une longue et douloureuse maladie, laissant une femme et quatre enfants dans la misère. Le propriétaire de la maison qu’habitaient cette malheureuse veuve et ces pauvres orphelins voyageait en Italie, de sorte que, pendant son absence, l’intendant, strict observateur des intérêts de son ma?tre, exigeait le payement de deux termes arriérés?; on mena?ait mère et enfants de les mettre à la porte. Cette menace était d’autant plus terrible que la mauvaise saison s’avan?ait?: toute cette famille avait donc tourné ses regards vers le généreux capitaine, et avait choisi pour intermédiaire celle qui venait solliciter le bienfait.
Ce récit fut fait avec une telle simplicité de gestes et d’une voix si douce, que sir édouard sentit ses yeux se mouiller de larmes?; il porta la main à sa poche, en tira une bourse pleine d’or qu’il donna à la jolie ambassadrice sans dire un mot?; car, ainsi que le Virgile de Dante, il avait désappris de parler à force de silence. De son coté, la jeune femme, dans un premier moment d’émotion dont elle ne fut pas ma?tresse, en voyant sa mission si promptement et si dignement remplie, saisit la main de sir édouard, la baisa, et disparut sans lui adresser d’autres remerciements, pressée qu’elle était d’aller rendre la sécurité

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