Les Aventures de John Davys | Page 6

Alexandre Dumas, père
cinq heures précises, la cloche sonnait pour le souper. Enfin, la moitié des serviteurs, traités comme l’équipage en rade, devait aller se coucher à huit heures, abandonnant le service de la maison à la moitié qui était de quart.
Cependant cette vie n’était, si l’on peut le dire, que la parodie de celle à laquelle sir édouard était habitué?: c’était toute la monotonie de l’existence maritime, moins les accidents qui en font le charme et la poésie. Le roulis de la mer manquait au capitaine comme manque à l’enfant qui s’endort le mouvement maternel qui l’a bercé si longtemps. Les émotions de la tempête, pendant lesquelles l’homme, comme les géants antiques, lutte avec Dieu, laissaient par leur absence son c?ur vide, et le souvenir de ces jeux terribles, où l’individu défend la cause d’une nation, où la gloire est la récompense du vainqueur, la honte la punition du vaincu, rendait à ses yeux toute autre occupation mesquine et frivole?: le passé dévorait le présent.
Cependant le capitaine, avec cette force de caractère qu’il avait puisée dans une existence où sans cesse il était forcé de donner l’exemple, cachait ses sensations à ceux qui l’entouraient. Tom seul, chez lequel les mêmes sentiments, quoique portés à un degré moins vif, éveillaient les mêmes regrets, suivait avec inquiétude les progrès de cette mélancolie intérieure, dont toute l’expression était de temps en temps un regard jeté sur le membre mutilé, suivi d’un soupir douloureux, auquel succédait ordinairement autour de la chambre une évolution rapide, accompagnée d’un petit air que le capitaine avait l’habitude de siffloter pendant le combat ou la tempête. Cette douleur des ames fortes, qui ne se répand pas au dehors, et qui s’alimente de son silence, est la plus dangereuse et la plus terrible?: au lieu de filtrer goutte à goutte par la voie des larmes, elle s’amasse dans les profondeurs de la poitrine, et ce n’est que lorsque la poitrine se brise que l’on voit le ravage qu’elle a produit. Un soir, le capitaine dit à Tom qu’il se sentait malade, et, le lendemain, il s’évanouit lorsqu’il essaya de se lever.
CHAPITRE III
L’alarme fut grande au chateau?: l’intendant et le pasteur, qui, la veille encore, avaient fait leur partie de whist avec sir édouard, ne comprenaient rien à cette indisposition subite, et la traitaient en conséquence?; mais Tom les prit à part et rectifia sur ce point leur jugement, en assignant à la maladie le caractère et l’importance qu’elle devait avoir. Il fut donc convenu que l’on ferait prévenir le médecin, et que, pour ne pas donner au capitaine la mesure des inquiétudes que l’on avait con?ues, le docteur viendrait le lendemain, comme par hasard et sous le prétexte de demander à d?ner au ma?tre du chateau.
La journée se passa ainsi que d’habitude. Avec le secours de son énergique volonté, le capitaine avait surmonté sa faiblesse?; seulement, il mangea à peine, s’assit de vingt pas en vingt pas pendant sa promenade, s’assoupit au milieu de sa lecture, et deux ou trois fois compromit par des distractions incroyables les intérêts du digne M. Robinson, son partenaire au whist.
Le lendemain, le docteur arriva comme il était convenu?: sa visite tira pour un moment, par une distraction inattendue, le capitaine de son marasme?; mais bient?t il retomba dans une rêverie plus profonde que jamais. Le docteur reconnut les caractères du spleen, cette terrible maladie du c?ur et de l’esprit contre laquelle tout l’art de la médecine est impuissant. Il n’en ordonna pas moins un traitement ou plut?t un régime, qui consistait en boissons toniques et en viandes r?ties?; le malade devait essayer, en outre, de prendre le plus de distractions possibles.
Les deux premières parties de la prescription étaient faciles à suivre?: on trouve partout des jus d’herbes, du vin de Bordeaux et des biftecks?; mais la distraction était chose rare à Williams-house. Tom avait, sur ce point, épuisé toutes les ressources de son imagination?; c’était toujours la lecture, la promenade et le whist, et le brave matelot avait beau retourner ces trois mots, comme la phrase du Bourgeois Gentilhomme, il changeait la place et l’heure, voilà tout?; mais il n’inventait rien qui put tirer son commandant de la torpeur qui le gagnait de plus en plus. Il lui proposa bien, comme moyen désespéré, de le conduire à Londres?; mais sir édouard déclara qu’il ne se sentait pas la force d’entreprendre un si long voyage, et que, puisqu’il ne pouvait pas mourir dans un hamac, il aimait encore mieux accomplir cette dernière et solennelle action dans un lit que dans une voiture.
Ce qui inquiétait Tom, surtout, c’est que le capitaine, au lieu de continuer à rechercher, comme il l’avait fait jusqu’alors, la société de ses amis, commen?ait à s’éloigner d’eux. Tom lui-même semblait maintenant lui être à charge. Le capitaine se promenait bien encore, mais seul?; et,
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