Le juif errant - Tome I | Page 8

Eugène Süe
il avait, je me le rappelle, rapporté de Navarin un album
qui était doublement curieux, et comme côté pittoresque, et comme
côté artistique.
Ce fut chez l'illustre peintre de marine qu'arriva à Eugène Sue une de
ces aventures de gamin qui avaient rendu célèbre la société Romieu,
Rousseau et Eugène Sue.
Gudin, nous l'avons dit, était à cette époque dans toute la force de son
talent et dans tout l'éclat de sa renommée. Les amateurs s'arrachaient
ses oeuvres, les femmes se disputaient l'homme. Comme tous les
artistes dans une certaine position, il recevait de temps en temps des
lettres de femmes inconnues, qui, désirant faire connaissance avec lui,
lui donnaient des rendez-vous à cet effet.
Un jour, Gudin en reçut deux; toutes deux lui donnaient rendez- vous
pour la même heure. Gudin ne pouvait pas se dédoubler. Il fit part à
Eugène Sue de son embarras.
Eugène Sue s'offrit pour le remplacer; de l'élève au maître, il n'y a
qu'un pas.
Puis il y avait une grande ressemblance physique entre Gudin et
Eugène Sue: ils étaient de même taille, avaient tous les deux la barbe et
les cheveux noirs; l'un ayant vingt-sept ans, l'autre trente, la plus mal
partagée des deux inconnues n'aurait point à crier au voleur. D'ailleurs,
on mit les deux lettres dans un chapeau, et chacun tira la sienne.
À partir de ce moment, et pour le reste de la journée, il y eut deux
Gudin et plus d'Eugène Sue.
Le soir, chacun alla à son rendez-vous, et, le lendemain, chacun
revenait enchanté. La chose eût pu durer ainsi éternellement; mais la
curiosité perdit toujours les femmes, témoin Ève, témoin Psyché.

La dame qui avait obtenu le faux Gudin en partage avait des goûts
artistiques. Après avoir vu le peintre, elle voulait absolument voir
l'atelier.
Elle voulait surtout voir Gudin travaillant, la palette et le pinceau à la
main.
Au nombre des femmes curieuses, nous avons oublié Sémélé, qui
voulut voir son amant Jupiter dans toute sa splendeur, et qui fut brûlée
vive par les rayons de sa foudre.
Le faux Gudin ne put résister à tant d'instances: il consentit et donna
rendez-vous pour le lendemain à la belle curieuse.
Elle devait venir à deux heures de l'après-midi, moment où le jour est le
plus favorable à la peinture.
À deux heures moins un quart, Eugène Sue, vêtu d'une magnifique
livrée attendait dans l'antichambre de Gudin.
À deux heures moins quelques minutes, la sonnette s'agita sous la main
tremblante de la belle curieuse.
Eugène Sue alla ouvrir.
La dame, jalouse de tout voir, commença par jeter les yeux sur le
domestique, qui lui paraissait d'excellente mine, et qui s'inclinait
respectueusement devant elle.
Cet examen fut suivi d'un cri terrible.
-- Quelle horreur! Un laquais! Et la dame, se cachant le visage dans son
mouchoir, descendit précipitamment l'escalier. Au bal masqué de
l'Opéra, Eugène Sue rencontra la dame et voulut renouer connaissance
avec elle; mais elle s'obstina, cette fois, à croire qu'il était déguisé, et il
n'en obtint, pour toute réponse, que ces mots qu'il avait déjà entendus:
-- Quelle horreur! Un laquais!

Vers ce temps, je fis représenter _Henri III, _au Théâtre- Français. De
Leuven et Ferdinand Langlé, prévoyant le succès que la pièce devait
avoir, vinrent me demander l'autorisation d'en faire la parodie. Je la leur
accordai, bien entendu.
Cette parodie fut faite pour le Vaudeville. Elle portait le titre de: _Le
Roi Dagobert et sa cour._
Mais ce titre parut irrévérencieux à l'égard du _descendant _de
Dagobert. Par _descendant _de Dagobert, l'honorable compagnie qui
porte _de sable aux ciseaux d'argent _entendait Sa Majesté Charles X.
Elle confondait _descendants _avec _successeurs; _mais bah! quand on
coupe toujours et qu'on n'écrit jamais, il ne faut pas y regarder de si
près.
Les auteurs changèrent le titre et prirent celui du _Roi Pétaud et sa
cour._
Le comité de censure n'y trouva aucun inconvénient.
Comme si personne ne descendait du roi Pétaud!
La pièce fut jouée sous ce dernier titre.
Tout le cénacle assistait à la première représentation.
La parodie parodiait la pièce scène par scène.
Or, à la fin du quatrième acte, la scène d'adieux de Saint-Mégrin et de
son domestique était parodiée par une scène entre le héros de la parodie
et son portier.
Dans cette scène, très tendre, très touchante, très sentimentale enfin, le
héros demandait à son portier une mèche de ses cheveux sur l'air
_Dormez donc, mes chères amours, _très en vogue à cette époque et
tout à fait approprié à la situation.
Trois ou quatre jours après, nous dînâmes chez Véfour, Eugène Sue,
Desforges, de Leuven, Desmares, Rousseau, Romieu et moi.

À la fin du dîner, qui avait été fort gai et où le fameux refrain
_Portier, je veux_ _De tes cheveux!_
avait été chanté en choeur, Eugène Sue et Desmares résolurent de
donner une
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