Le juif errant - Tome I | Page 9

Eugène Süe
réalité à ce rêve de l'imagination d'Adolphe de Leuven et de
Langlé, et, entrant dans la maison n° 8 de la rue de la Chaussée-d'Antin,
dont Eugène Sue connaissait le concierge de nom, ils demandèrent au
brave homme s'il ne se nommait pas M. Pipelet.
Le concierge répondit affirmativement.
Alors, au nom d'une princesse polonaise qui l'avait vu et qui était
devenue amoureuse de lui, ils lui demandèrent avec tant d'instances une
boucle de ses cheveux, que, pour se débarrasser d'eux, le pauvre Pipelet
finit par la leur donner, quoiqu'il n'eût la tête que médiocrement garnie.
À partir du moment où il eut commis cette imprudence, le pauvre
Pipelet fut un homme perdu.
Dès le même soir, trois autres demandes lui furent adressées de la part
d'une princesse russe, d'une baronne allemande et d'une marquise
italienne.
Et, à chaque fois qu'une semblable demande était adressée au brave
homme, un choeur invisible chantait sous ses fenêtres:
_Portier, je veux_ _De tes cheveux!_
Le lendemain, la plaisanterie continua. Chacun envoyait les gens de sa
connaissance demander des cheveux à maître Pipelet, qui ne tirait plus
le cordon qu'avec angoisse, et qui -- mais inutilement -- avait enlevé de
sa porte l'écriteau: _Parlez au portier!_
Le dimanche suivant, Eugène Sue et Desmares voulurent donner au
pauvre diable une sérénade en grand; ils entrèrent dans la cour à cheval,
chacun une guitare à la main, et se mirent à chanter l'air persécuteur.
Mais, nous l'avons dit, c'était un dimanche, les maîtres étaient à la

campagne; le portier, se doutant qu'on chercherait à empoisonner son
jour dominical, et qu'il n'aurait pas même, ce jour-là, le repos que Dieu
s'était accordé à lui- même, avait prévenu tous les domestiques de la
maison. Il se plaça derrière les chanteurs, ferma la porte de la rue, fit un
signal convenu d'avance et sur lequel cinq ou six domestiques
accoururent à son aide, de sorte que les troubadours, forcés de convertir
en armes défensives leurs instruments de musique, ne sortirent de là
que le manche de leur guitare à la main.
Des détails de ce combat terrible, personne ne sut jamais rien, les
combattants les ayant gardés pour eux; mais on sut qu'il avait eu lieu, et,
dès lors, le portier du n° 8 de la rue de la Chaussée-d'Antin fut mis au
ban de la littérature.
À partir de ce moment, la vie de ce malheureux devint un enfer anticipé.
On ne respecta plus même le repos de ses nuits; tout littérateur attardé
dut faire le serment de rentrer à son domicile par la rue de la
Chaussée-d'Antin, ce domicile fût-il à la barrière du Maine.
Cette persécution dura plus de trois mois. Au bout de ce temps, comme
un nouveau visage se présentait pour faire la demande accoutumée, la
femme Pipelet, tout en pleurs, annonça que son mari, succombant à
l'obsession, venait d'être conduit à l'hôpital sous le coup d'une fièvre
cérébrale.
Le malheureux avait le délire, et, dans son délire, ne cessait de répéter
avec rage le refrain infernal qui lui coûtait la raison et la santé.
Ce Pipelet n'est autre que le Pipelet des _Mystères de Paris, _et Eugène
Sue s'est peint lui-même dans le rapin Cabrion.
La campagne d'Alger arriva; Gudin partit pour l'Afrique; les deux amis
se trouvèrent séparés; Eugène Sue se remit à la littérature.
_Atar-Gull, _un de ses romans les plus complets, fut commencé à cette
époque.
Puis vint la révolution de juillet.

Eugène Sue fit alors, avec Desforges, une comédie intitulée _le Fils de
l'Homme._
Les souvenirs de jeunesse se réveillaient chez Eugène Sue; il se
rappelait que Joséphine avait été sa marraine et qu'il portait le prénom
du prince Eugène.
La comédie faite, elle resta là; la réaction orléaniste avait été plus vite
que les auteurs.
D'ailleurs, Desforges, l'un des coupables, était devenu le secrétaire du
maréchal Soult. On comprend que le maréchal Soult, qui devait tout à
Napoléon, aurait eu de grandes répugnances à voir jouer une pièce en
l'honneur de son fils.
Mais l'amour-propre d'auteur est une passion bien impérieuse; on a vu
de pauvres filles trahir leur maternité par leur amour maternel.
Un jour, Desforges avait déjeuné avec Volnys; après ce déjeuner, il tira
la pièce incendiaire de son carton et la lut à Volnys.
Volnys était fils d'un général de l'Empire qui n'avait pas été fait
maréchal; son coeur se fondit à cette lecture.
-- Laissez-moi le manuscrit, dit-il; je veux relire cela.
Desforges laissa le manuscrit; six semaines s'écoulèrent. Le bruit se
répandit sourdement dans le monde littéraire qu'il se préparait un grand
événement au Vaudeville.
On demandait ce que pouvait être cet événement; Bossange était alors
directeur du Vaudeville; Bossange, le collaborateur de Soulié dans
deux ou trois drames; Bossange, qui était alors et qui est encore
aujourd'hui un des hommes les plus spirituels de
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