Le juif errant - Tome I | Page 7

Eugène Süe
façon inattaquable, leurs
entrées dans les coulisses, et par suite chez Mlle Florival.
Ils en profitèrent conjointement et sans jalousie aucune.
Sous ce rapport, Eugène Sue avait des idées de communisme innées.

Vers le mois de juin 1825, Damon et Pythias se séparèrent.
Eugène Sue resta seul en possession de ses entrées au théâtre et chez
Mlle Florival. Desforges partit pour Bordeaux, où il fonda _Le
Kaléidoscope._
Pendant ce temps, Ferdinand Langlé fondait _La Nouveauté_ à Paris.
Vers la fin de 1825, Eugène Sue revint de Toulon.
Il trouva un centre littéraire auquel s'étaient ralliés les anciens hôtes de
la rue du Rempart.
C'était _La Nouveauté_.
Les principaux rédacteurs du journal étaient de Brucker, Michel
Masson, Romieu, Rousseau, Garnier-Pagès aîné, de Leuven, Dupeuty,
de Villeneuve, Cavé, Vulpian et Desforges.
Desforges avait abandonné son fruit en province pour venir se rallier à
la création de Ferdinand Langlé.
Le petit journal était en pleine prospérité. Depuis la représentation de
son _à-propos _à Toulon, Eugène Sue était auteur dramatique, par
conséquent, homme de lettres. Son cousin étant rédacteur en chef, il se
trouva tout naturellement rédacteur particulier.
On lui demanda des articles; il en fit quatre; cette série était intitulée
_L'Homme-mouche._
Ce sont les premières lignes sorties de la plume de l'auteur de
_Mathilde _et des _Mystères de Paris _qui aient été imprimées.
Mais on comprend que _La Nouveauté _ne payait point ses rédacteurs
au poids de l'or; d'un autre côté, le docteur Sue restait inflexible: il avait
sur le coeur non seulement le vin bu, mais encore le vin gâté.
On avait bien une ressource extrême dont je n'ai pas encore parlé et que
je réservais, comme son propriétaire, pour les grandes occasions: c'était

une montre Louis XVI, à fond d'émail, entourée de brillants, donnée
par la marraine, l'impératrice Joséphine.
Dans les cas extrêmes, on la portait au mont-de-piété et l'on en avait
cent cinquante francs.
Elle défraya le mardi gras de 1826; mais, le mardi gras passé, après
avoir traîné le plus longtemps possible, il fallut prendre un grand parti
et s'en aller à la campagne.
Bouqueval, la campagne du docteur Sue, offrait aux jeunes gens son
hospitalité champêtre et frugale; on alla à Bouqueval.
Pâques arriva, et, avec Pâques, un certain nombre de convives. Chacun
avait promis d'apporter son plat, qui un homard, qui un poulet rôti, qui
un pâté.
Or, il arriva que, chacun comptant sur son voisin, l'argent manquant à
tous, personne n'apporta rien.
Il fallait cependant faire la pâque; c'eût été un péché que de ne pas fêter
un pareil jour.
On alla droit aux étables et l'on égorgea un mouton.
Par malheur, le mouton était un magnifique mérinos que le docteur
gardait comme échantillon.
Il fut dépouillé, rôti, mangé jusqu'à la dernière côtelette.
Lorsque le docteur apprit ce nouveau méfait, il se mit dans une
abominable colère; mais aux colères paternelles, Eugène Sue opposait
une admirable sérénité.
C'était un charmant caractère que celui de notre pauvre ami, toujours
gai, joyeux, riant.
Il devint triste, mais resta bon.

Ordre fut donné à Eugène Sue de quitter Paris.
Il passa dans la marine, et fit deux voyages aux Antilles.
De là la source d'_Atar-Gull, _de là l'explication de ces magnifiques
paysages qui semblent entrevus dans un pays de fées, à travers les
déchirures d'un rideau de théâtre.
Puis il revint en France. Une bataille décisive se préparait contre les
Turcs. Eugène Sue s'embarqua, comme aide-major, à bord du _Breslau,
_capitaine La Bretonnière, assista à la bataille de Navarin, et rapporta
comme dépouilles opimes un magnifique costume turc qui fut mangé
au retour, velours et broderie.
Tout en mangeant le costume turc, Eugène Sue, qui prenait peu à peu
goût à la littérature, avait fait jouer, avec Desforges, _Monsieur le
marquis._
Enfin, vers le même temps, il faisait paraître, dans _La Mode, _la
nouvelle de _Plick et Plock, _son point de départ comme roman.
Sur ces entrefaites, le grand-père maternel d'Eugène Sue mourut, lui
laissant quatre-vingt mille francs, à peu près. C'était une fortune
inépuisable.
Aussi le jeune poète, qui avait vingt-quatre ans, et qui, par conséquent,
était sur le point d'atteindre sa grande majorité, donna-t-il sa démission
et se mit-il dans ses meubles.
Nous disons se mit _dans ses meubles, _parce qu'Eugène Sue, artiste
d'habitudes comme d'esprit, fut le premier à meubler un appartement à
la manière moderne; Eugène Sue eut le premier tous ces charmants
bibelots dont personne ne voulait alors, et que tout le monde s'arracha
depuis: vitraux de couleur, porcelaines de Chine, porcelaines de Saxe,
bahuts de la Renaissance, sabres turcs, criks malais, pistolets arabes,
etc.
Puis, libre de tout souci, il se dit que sa vocation était d'être peintre, et il

entra chez Gudin, qui, à peine âgé de trente ans alors, avait déjà sa
réputation faite.
Nous avons dit qu'Eugène Sue dessinait, ou plutôt croquait assez
habilement;
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