ferait le baron 
Rodolphe pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la 
mort avait faite autour de lui ? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses 
aptitudes ? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une irrésistible 
passion pour la musique, surtout pour le chant des grands artistes de 
cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort délabré, aux 
soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. Et, ce qu'on 
apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui était assez 
considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de l'Europe, les 
théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il pouvait satisfaire 
à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce un excentrique, pour 
ne pas dire un maniaque ? La bizarrerie de son existence donnait lieu de 
le croire. 
Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le 
coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie 
transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il 
prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains 
contre l'oppression hongroise. 
Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire
échut en partage aux vainqueurs. 
C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta 
définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties 
tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses 
derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de 
Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux Rosza 
Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de 
l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après 
l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du 
compromettant « betyar », et il fit sagement, car l'ancien brigand, 
redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police, 
qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar. 
Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du 
comitat : à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une 
rencontre de Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en 
était rien, bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg 
depuis cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il 
est prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule 
population. 
Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et 
ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y 
apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se 
passent encore les choses au milieu de certaines contrées superstitieuses 
de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au premier rang parmi 
elles. 
Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les 
croyances au surnaturel ? Le pope et le magister, celui-ci chargé de 
l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles, 
enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel 
et bien. Ils affirmaient, « avec preuves à l'appui », que les loups-garous 
courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils 
poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les « 
staffii » errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on 
oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des fées, 
des « babes », qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le vendredi, 
les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc dans 
les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se
cachent les « balauri », ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se 
distendent jusqu'aux nuages, les « zmei » aux ailes démesurées, qui 
enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée, 
lorsqu'elles sont jolies ! Voilà nombre de monstres redoutables, 
semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination 
populaire ? Nul autre que le « serpi de casa », le serpent du foyer 
domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan 
achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait. 
Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette 
mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes ? Sur ce 
plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de 
Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des 
stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de 
Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on. 
Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait 
autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre 
répand des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart 
de mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et    
    
		
	
	
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