Le chateau des Carpathes | Page 9

Jules Verne
son salut dans l'autre.
Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod.
Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait
plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est ici
qu'intervenait la légende.
D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était
liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion
d'angle, situé à droite de la courtine.
Depuis le départ de Rodolphe de Gortz -- les gens du village, et plus
particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé --, ce hêtre perdait
chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à
son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière
fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois
pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de
retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son
anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on chercherait
vainement les restes du château des Carpathes.
En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers
naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre
s'amputait-il chaque année d'une de ses branches ? Cela n'était rien

moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne le
perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la Sil.
Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier paysan
comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg n'eût
plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois branches
au « hêtre tutélaire ».
Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village
pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident de
la lunette.
Grosse nouvelle, très grosse en effet ! Une fumée est apparue au faite
du donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a
distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une
vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et
pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a
franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est
certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des êtres
surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du feu dans
un des appartements du donjon ?... Est-ce un feu de chambre, est-ce un
feu de cuisine ?... Voilà qui est véritablement inexplicable.
Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens harcelaient le
troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se rabattait avec
l'humidité du soir.
Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et c'est
à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude, car, si l'on
veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le bonjour au berger,
il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y paraissait peu enclin avec
ses yeux hagards, son attitude singulière, ses gestes désordonnée. Les
loups et les ours lui auraient enlevé la moitié de ses moutons, qu'il
n'aurait pas été plus défait. De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu'il
fût porteur ?
Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut,
Frik lui cria :
« Le feu est au burg, notre maître ! -- Que dis-tu là, Frik ?
-- je dis ce qui est.
-- Est-ce que tu es devenu fou ? »
En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil
amoncellement de pierres ? Autant admettre que le Negoï, la plus haute

cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus
absurde.
« Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.
-- S'il ne brûle pas, il fume.
-- C'est quelque vapeur...
-- Non, c'est une fumée... Venez voir. » Et tous deux se dirigèrent vers
le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant
les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.
Une fois là, Frik tendit la, lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage
de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.
« Qu'est-ce cela ? dit-il.
-- Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui
en vaut bien quatre !
-- A qui ?
-- A un colporteur.
-- Et pour quoi faire ?
-- Ajustez cela à votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous
verrez. »
Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina
longuement.
Oui ! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du
donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de
la montagne.
« Une
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