Le bachelier | Page 2

Jules Vallès
l'air noué ou bossu, que mon oeil est hagard, que mon pantalon est relevé, mon gilet défait, mes boutons partis--C'est vrai, ma main a fait sauter tout, pour aller fourrager ma chair sur ma poitrine; je sens mon coeur battre là-dedans à grands coups, et j'ai souvent comparé ces battements d'alors au saut que fait, dans un ventre de femme, l'enfant qui va na?tre...
Peu à peu cependant l'exaltation s'affaisse, mes nerfs se détendent, et il me reste comme la fatigue d'un lendemain d'ivresse. La mélancolie passe sur mon front, comme là-haut dans le ciel, ce nuage qui roule et met son masque de coton gris sur la face du soleil.
L'horizon qui, à travers la vitre me menace de son immensité, la campagne qui s'étend muette et vide, cet espace et cette solitude m'emplissent peu à peu d'une poignante émotion...
Je ne sais à quel moment on a transporté la diligence sur le chemin de fer[1]; mais je me sens pris d'une espèce de peur religieuse devant ce chemin que crèvent le front de cuivre de la locomotive, et où court ma vie... Et moi, le fier, moi, le brave, je me sens palir et je crois que je vais pleurer.
Justement le gendarme me regarde--du courage. Je fais l'enrhumé pour expliquer l'humidité de mes yeux et j'éternue pour cacher que j'allais sangloter.
Cela m'arrivera plus d'une fois.
Je couvrirai éternellement mes émotions intimes du masque de l'insouciance et de la perruque de l'ironie...
J'ai eu pour voisine de voyage une jolie fille à la gorge grasse, au rire engageant, qui m'a mis à l'aise en salant les mots et en me caressant de ses grands yeux bleus.
Mais à un moment d'arrêt, elle a étendu la main vers une bouquetière; elle attendait que je lui offrisse des fleurs.
J'ai rougi, quitté ce wagon et sauté dans un autre. Je ne suis pas assez riche pour acheter des roses!
J'ai juste vingt-quatre sous dans ma poche: vingt sous en argent et quatre sous en sous... mais je dois toucher quarante francs en arrivant à Paris.
C'est toute une histoire.
Il para?t que M. Truchet, de Paris, doit de l'argent à M. Andrez, de Nantes, qui est débiteur de mon père pour un M. Chalumeau, de Saint-Nazaire; il y a encore un autre paroissien dans l'affaire; mais il résulte de toutes ces explications que c'est au bureau des Messageries de Paris, que je recevrai de la main de M. Truchet la somme de quarante francs.
D'ici là, vingt-quatre sous!
Vingt-quatre sous, dix-sept ans, des épaules de lutteur, une voix de cuivre, des dents de chien, la peau olivatre, les mains comme du citron, et les cheveux comme du bitume.
Avec cette tournure de sauvage, une timidité terrible, qui me rend malheureux et gauche. Chaque fois que je suis regardé en face par qui est plus vieux, plus riche ou plus faible que moi; quand les gens qui me parlent ne sont pas de ceux avec qui je puis me battre et dont je boucherais l'ironie à coups de poing, j'ai des peurs d'enfant et des embarras de jeune fille.
Ma brave femme de mère m'a si souvent dit que j'étais laid à partir du nez et que j'étais empoté et maladroit (je ne savais pas même faire des 8 en arrosant), que j'ai la défiance de moi-même vis-à-vis de quiconque n'est pas homme de collège, professeur ou copain.
Je me crois inférieur à tous ceux qui passent et je ne suis s?r que de mon courage.
J'ai de quoi manger avec des provisions de ma mère. Je ne toucherai pas à mes vingt-quatre sous.
La soif m'ayant pris, je me suis glissé dans le buffet, et derrière les voyageurs, j'ai tiré à moi une carafe, j'ai rempli mon gobelet de cuir. Je l'achetai au temps où je voulais être marin, aventurier, découvreur d'?les.
Il me faut bien de l'énergie pour sauter au cou de cette carafe et voler son eau. Il me semble que je suis un de ces pauvres qui tendent la main vers une écuelle, aux portes des villages.
Je m'étrangle à boire, mon coeur s'étrangle aussi. Il y a là un geste qui m'humilie.
Paris, 5 heures du matin.
Nous sommes arrivés.
Quel silence! tout para?t pale sous la lueur triste du matin et il y a la solitude des villages dans ce Paris qui dort. C'est mélancolique comme l'abandon: il fait le froid de l'aurore, et la dernière étoile clignote bêtement dans le bleu fade du ciel.
Je suis effrayé comme un Robinson débarqué sur un rivage abandonné, mais dans un pays sans arbres verts et sans fruits rouges. Les maisons sont hautes, mornes, et comme aveugles, avec leurs volets fermés, leurs rideaux baissés.
Les facteurs bousculent les malles. Voici la mienne.
Et le personnage aux quarante francs? l'ami de M. Andrez?
J'accoste celui des remueurs de colis qui me para?t le plus bon enfant, et, lui montrant ma lettre, je lui demande M.
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