Le bachelier | Page 3

Jules Vallès
Truchet,-- c'est le nom qui est sur l'enveloppe.
?M. Truchet? son bureau est là, mais il est parti hier pour Orléans.
--Parti!... Est-ce qu'il doit revenir ce soir?
--Pas avant quelques jours; il y a eu sur la ligne un vol commis par un postillon, et il a été chargé d'aller suivre l'affaire.?
M. Truchet est parti. Mais ma mère est une criminelle! Elle devait prévoir que cet homme pouvait partir, elle devait savoir qu'il y a des postillons qui volent, elle devait m'éviter de me trouver seul avec une pièce d'un franc sur le pavé d'une ville où j'ai été enfermé comme écolier, rien de plus.
?Vous êtes le voyageur à qui cette malle appartient? fait un employé.
--Oui, monsieur.
--Voulez-vous la faire enlever? Nous allons placer d'autres bagages dans le bureau.?
La prendre! Je ne puis la mettre sur mon dos et la tra?ner à travers la ville... je tomberais au bout d'une heure. Oh! il me vient des larmes de rage, et ma gorge me fait mal comme si un couteau ébréché fouillait dedans...
?Allons, la malle! voyons!?
C'est l'employé qui revient à la charge, poussant mon colis vers moi, d'un geste embêté et furieux.
?Monsieur, dis-je d'une voix tremblante... J'ai pour M. Truchet... une lettre de M. Andrez, le directeur des Messageries de Nantes...?
L'homme se radoucit.
?M. Andrez?... Connais! Et alors c'est d'un endroit où aller loger que vous avez besoin?... Il y a un h?tel, rue des Deux-écus, pas cher.?
Il a dit ?pas cher? d'un air trop bon. Il voit le fond de ma bourse, je sens cela!
?Pour trente sous, vous aurez une chambre.?
Trente sous!
Je prends mon courage à deux mains et ma malle par l'anse.
Mais une idée me vient.
?Est-ce que je ne pourrais pas la laisser ici? je viendrais la reprendre plus tard?
--Vous pouvez... Je vais vous la pousser dans ce coin... Fichtre! on ne la confondra pas avec une autre, dit-il en regardant l'adresse. J'espère que vous avez pris vos précautions.?
C'est ma mère qui a cloué la carte sur mon bagage:
Cette malle, souvenir de famille, appartient à VINGTRAS (Jacques-Joseph-Athanase), né le jour de la Saint-Barnabé, au Puy (Haute-Loire), fils de Monsieur Vingtras (Louis-Pierre-Antoine), professeur de sixième, au collège royal de Nantes. Parti de cette ville, le 1er mars, pour Paris, par la dili- gence Laffitte et Gail- lard, dans la Rotonde, place du coin. La ren- voyer, en cas d'acci- dent, à Nantes (Loire- Inférieure), à l'adresse de M. Vingtras, père, quai de Richebourg, 2, au second, dans la mai- son de Monsieur Jean Paussier, dit ?Gros Ventouse?. Veillez sur elle!
C'est arrangé comme une épitaphe de cimetière sur une croix de village. Le facteur me regarde de la tête aux pieds, et moi je balbutie un mensonge:
?C'est ma grand-mère qui a fait cela. Vous savez, les bonnes femmes de village...?
Il me semble que je me sauve du ridicule, en attribuant l'épitaphe à une vieille paysanne.
?Elle a un serre-tête noir, et sa cotte en l'air par-derrière, je vois ?a,? dit le facteur d'un air bon enfant.
S'il avait vu le chapeau jaune, avec oiseaux se becquetant, qui était la coiffure aimée de ma mère!... ma mère que je viens de renier...
Enfin, on a remisé la malle.--Je salue, tourne le bouton et m'en vais.
Me voilà dans Paris.
C'est ainsi que j'y entre.
Je débute bien! Que sera ma vie commencée sous une pareille étoile?
Je sors de la cour; je vais devant moi... Des voitures de bouchers passent au galop; les chevaux ont les naseaux comme du feu (on dit en province que c'est parce qu'on leur fait boire du sang); la ferblanterie des voitures de laitier bondit sur le pavé; des ouvriers vont et viennent avec un morceau de pain et leurs outils roulés dans leur blouse; quelques boutiques ouvrent l'oeil, des sacristains paraissent sur les escaliers des églises, avec de grosses clefs à la main; des redingotes se montrent.
Paris s'éveille.
Paris est éveillé.
J'ai attendu huit heures en tra?nant dans les rues.

2 Matoussaint?
Que faire?
Je n'ai qu'une ressource, aller trouver Matoussaint, l'ancien camarade qui restait rue de l'Arbre-Sec. S'il est là, je suis sauvé.
Il n'y est pas!
Matoussaint a quitté la maison depuis un mois, et l'on ne sait pas où il est allé.
On l'a vu partir avec des poètes, me dit le concierge... des gens qui avaient des cheveux jusque-là.
?C'est bien des poètes, n'est-ce pas? et puis pas très bien mis; des poètes, allez, monsieur, fait-il en branlant la tête.?
Oh! oui, ce sont des poètes, probablement!
Dans les derniers temps, Matoussaint faisait la cour à la nièce d'une fruitière qui demeurait rue des Vieux-Augustins.
N'avait-elle pas aussi, à ce que m'a confié Matoussaint, un oncle qui avait pris la Bastille? Il avait gardé un culte pour la place et il était toujours au mannezingue[2] du coin, d'où il partait tous les soirs so?l comme la bourrique de Robespierre, en insultant la veuve Capet. Je le trouverai peut-être le nez dans son verre, et il
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