ce renvoi, rompait les chiens, d'un air indifférent.
Certes, il fallait à ces ouvriers une forte dose de philosophie et de patience pour endurer
sans se rebiffer la superbe, les mépris, les rigueurs, l'arbitraire des patrons armés contre
eux d'une légalité inique!
Et que d'accidents, d'infirmités, de mortuaires aggravant le sort de ces ilotes! La nature de
l'industrie même enchérissait sur la malveillance des industriels.
Laurent qui visitait l'usine dans tous ses organes, qui suivait les oeuvres multiples que
nécessite la confection des bougies depuis le traitement des fétides matières organiques,
graisses de boeufs et de moutons, d'où se sépare, non sans peine, la stéarine blanche et
entaillée, jusqu'à l'empaquetage, la mise en caisse et le chargement sur les camions, --
Laurent ne tarda pas à attribuer une influence occulte, fatidique et perverse au milieu
même, à cet appareil, à cet outillage où se trouvaient appliqués tous les
perfectionnements de la mécanique et les récentes inventions de la chimie.
Il descendait dans les chambres de chauffe, louvoyait dans les salles des machines,
passait des cuves où l'on épure la matière brute en la fondant et en la refondant encore,
aux presses où, dépouillée de substances viles, comprimée en des peaux de bêtes, elle se
solidifie à nouveau.
Au nombre des ateliers où se trituraient les graisses, le plus mal famé était celui des
acréolines, substance incolore et volatile dont les vapeurs corrosives s'attaquaient aux
yeux des préparateurs. Les patients avaient beau se relayer toutes les douze heures et
prendre de temps en temps un congé pour neutraliser les effets du poison, à la longue
l'odieuse essence déjouait leurs précautions et leur crevait les prunelles.
C'était comme si la Nature, l'éternel sphynx furieux de s'être laissé ravir ses secrets, se
vengeait sur ces infimes auxiliaires des défaites que lui infligeaient les savants.
Plus expéditive que les vapeurs corrodantes, mais aussi lâche, aussi sournoise, la force
dynamique cache son jeu et, ne parvenant pas toujours à se venger en bloc, par une
explosion, des hommes qui l'ont asservie, guette et atteint, une à une, ses victimes. Le
danger n'est pas à l'endroit où la machine en pleine activité gronde, mugit, trépigne, met
en trépidation les épaisses cages de maçonnerie, dans lesquelles sa masse d'acier, de
cuivre et de fonte, plonge jusqu'à mi-corps, comme un géant emmuré vif. Ses
rugissements tiennent en éveil la vigilance de ses gardiens. Et même prêt à se libérer de
ses entraves, à éclater, à tout faire sauter autour de lui, le monstre est trahi par son flotteur
d'alarme et la vapeur accumulée s'échappe inoffensive par les soupapes de sûreté. Mais,
c'est loin du générateur, des volants et des bielles que la machine conspire contre ses
servants. De simples rubans de cuir se détachent de la masse principale, comme les longs
bras d'un poulpe, et, par des trous pratiqués dans les parois, actionnent les appareils
tributaires. Ces bandes sans fin se bobinent et se débobinent avec une grâce et une
légèreté éloignant toute idée de sévices et d'agressions. Elles vont si vite qu'elles en
semblent immobiles. Il y a même des moments qu'on ne les voit plus. Elles s'échappent,
s'envolent, retournent à leurs point de départ, repartent sans se lasser, accomplissent des
milliers de fois la même opération, évoluent en faisant à peine plus de bruit qu'un
battement d'ailes ou le ronron d'une chatte câline, et lorsqu'on s'en approche leur souffle
vous effleure tiède et zéphyréen.
À la longue l'ouvrier qui les entretient et les surveille ne se défie pas plus de leurs
atteintes que le dompteur ne suspecte l'apparente longanimité de ses félins. Aux
intervalles de la besogne, elles le bercent, l'induisent en rêverie; ainsi, murmures de l'eau
et nasillements de rouet. Mais chattes veloureuses sont panthères à l'affût. Toujours
d'aguets, dissimulées elles profiteront de l'assoupissement, d'une simple détente, d'un
furtif nonchaloir, d'un geste indolent du manoeuvre, du besoin qu'il éprouvera de
s'adosser, de s'étirer en évaguant...
Elles profiteront même de son débraillé. Une chemise bouffante, une blouse lâche, un
faux pli leur suffira. Maîtresses d'un bout de vêtement, les courroies de transmission,
adhésives ventouses, les chaînes sans fin, tentacules préhensiles, tirent sur l'étoffe et,
avant qu'elle se déchire, l'aspirent, la ramènent à eux; et le pauvre diable à sa suite.
Vainement il se débat. Le vertige l'entraîne. Un hurlement de détresse s'est étranglé dans
sa gorge. Les tortionnaires épuisent sur ce patient la série des supplices obsolètes. Il est
étendu sur les roues, épiauté, scalpé, charcuté, dépecé, projeté membre à membre, à des
mètres de là comme la pierre d'une fronde, ou exprimé comme un citron, entre les
engrenages qui aspergent de sang, de cervelle et de moelles les équipes ameutées, mais
impuissantes. Rarissime l'holocauste racheté au minotaure ivre de représailles! S'il en
réchappe, c'est avec un membre de moins, un bras réduit en bouillie, une jambe

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