sur sa chaise, devant la topique étendue de banlieue, il se saturait pour ainsi dire
de nostalgie et ne s'arrachait à sa morbide contemplation que sur le point d'éclater; et
alors, tombant à genoux, ou se roulant sur sa couchette, il éjaculait en fontaines
lacrymales tous ces navrements et ces rancoeurs accumulées. Et le bruit guilleret des
moulins, clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement de l'usine, bougon et
rogue comme une semonce de Félicité, accompagnaient et stimulaient la chute lente et
copieuse de ses pleurs, -- tièdes et énervantes averses d'un avril compromis. Et cette
berceuse narquoise et bourrelante semblait répéter: «Encore!... Encore!... Encore!...»
III. LA FABRIQUE
Félicité finit par fermer à clef, pendant le jour, la mansarde du solitaire et l'envoyer jouer
au jardin. Celui-ci avait été réduit d'emprise en emprise aux dimensions d'un préau. Des
fenêtres de la maison les yeux de l'espionne pouvaient en fouiller les moindres recoins.
Aussi, las de cette surveillance, le gamin incursionna sur le territoire même de l'usine.
Les quinze cents têtes de la fabrique se courbaient sous un règlement d'une sévérité
draconienne. C'étaient pour le moindre manquement des amendes, des retenues de salaire,
des expulsions contre lesquelles il n'y avait pas d'appel. Une justice stricte. Pas d'iniquité,
mais une discipline casernière, un code de pénalités mal proportionnées aux offenses, une
balance toujours penchée du côté des maîtres.
Saint-Fardier, un gros homme à tête de cabotin, olivâtre, lippeux et crépu comme un
quarteron, parcourait, à certains jours, la fabrique, en menant un train d'enfer. Il hurlait,
roulait des yeux de basilic, battait des bras, faisait claquer les portes, chassait comme un
bolide d'une salle dans l'autre. Au passage de cette trombe s'amoncelaient la détresse et la
désolation. Par mitraille les peines pleuvaient sur la population ahurie. La moindre
peccadille entraînait le renvoi du meilleur et du plus ancien des aides, Saint-Fardier se
montrait aussi cassant avec les surveillants qu'avec le dernier des apprentis. On aurait
même dit que s'il lui arrivait de mesurer ses coups et de distinguer ses victimes, c'était
pour frapper de préférence les vieux serviteurs, ceux qu'aucune punition n'avait encore
atteints ou qui travaillaient à l'usine depuis sa fondation. Les ouvriers l'avaient surnommé
le Pacha, tant à cause de son arbitraire que de sa paillardise.
Dobouziez, aussi entier, aussi autoritaire que son associé, était moins démonstratif, plus
renfermé. Lui était le juge, l'autre l'exécuteur. Au fond. Dobouziez, ce taupin bien élevé,
jaugeait à sa valeur son ignare et grossier partenaire qu'un riche mariage avait mis en
possession d'un capital égal à celui de son associé. Le mathématicien s'estimait heureux
d'employer ce gueulard, cet homme de poigne, aux extrémités répugnant à sa nature fine
et tempérée.
On avait remarqué que les coupes sombres opérées dans l'important personnel
coïncidaient généralement avec une baisse de l'article fabriqué ou une hausse de la
matière première.
Cependant Dobouziez devait refréner le zèle de son associé qui, stimulé encore par une
affection hépatique, se livrait à des proscriptions dignes d'un Marius.
Industriel très cupide, mais non moins sage, Dobouziez qui admettait l'exploitation du
prolétaire, réprouvait à l'égal d'utopies et d'excentricités poétiques toute barbarie inutile et
toute cruauté compromettante, Il assimilait ses travailleurs à des êtres d'une espèce
inférieure, à des brutes de rapport qu'il ménageait dans son propre intérêt. C'était un
positiviste frigide, une parfaite machine à gagner de l'argent, sans vibration inopportune,
sans velléités sentimentales, ne déviant pas d'un millième de seconde. Chez lui rien
d'imprévu. Sa conscience représentait un superbe sextant, un admirable instrument de
précision. S'il était vertueux, c'était par dignité, par aversion pour les choses irrégulières,
le scandale, le tapage, et aussi parce qu'il avait vérifié sur la vie humaine que la ligne
droite est, en somme, le chemin le plus court d'un point à un autre. Vertu d'ordre
purement abstrait.
S'il désapprouvait les éclats de son trop bouillant acolyte, c'était au nom de l'équilibre, du
bel ordre; par respect pour l'alignement; le niveau normal, pour sauver les apparences et
préserver la symétrie.
En se promenant dans la fabrique, ce qui lui arrivait à de très rares occasions, par
exemple lorsqu'il s'agissait d'expérimenter ou d'appliquer une invention nouvelle, -- il
s'étonnait parfois de l'absence d'une figure à laquelle il s'était habitué.
-- Tiens! disait-il à son compère, je ne vois plus le vieux Jef?
-- Nettoyé! répondait Saint-Fardier, d'un geste tranchant comme un couperet.
-- Et pourquoi cela? objectait Dobouzier. Un ouvrier qui nous servait depuis vingt ans!
-- Peuh!... Il buvait... Il était devenu malpropre, négligent! Quoi!
-- En vérité? Et son remplaçant?
-- Un solide manoeuvre qui ne touche que le quart de ce que nous coûtait cet invalide.
Et Saint-Fardier clignait malicieusement de l'oeil, épiant un sourire d'intelligence sur le
visage de son associé, mais l'autre augure ne se déridait pas et sans désapprouver, non
plus,

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