La nouvelle Carthage | Page 6

Georges Eekhoud

brugnons du jardin! Les souris en avaient déjà grignoté les tranches poudreuses et
Laurent se délectait de ce que les voraces bestioles voulaient bien lui laisser de cette
littérature. Souvent, il s'absorbait tellement dans sa lecture qu'il en oubliait toute
précaution. Marchant sur la pointe des pieds pour ne pas lui donner l'éveil, Félicité venait
le relancer dans son asile. Si elle ne le prenait pas en flagrant délit de lecture prohibée, la
diablesse s'apercevait qu'il avait bouleversé les rayons et provoqué des éboulements.
C'était alors des piailleries de pie- grièche, des giries de suppliciée qui finissaient par
ameuter Mme Lydie.
Une fois on le pinça en train de lire Paul et Virginie.
-- Un mauvais livre! ... Vous feriez mieux d'étudier vos arithmétiques! promulgua sa
tutrice. Et M. Dobouziez ratifia l'appréciation de sa moitié en ajoutant que ce garnement
précoce, trop grand liseur et bayeur aux chimères, ne ferait jamais rien de bon, resterait
toute sa vie un pauvre diable comme Jacques Paridael. Un bayeur aux chimères! Quel
mépris le cousin coulait dans ce mot.
Les soirs d'hiver, Laurent se réjouissait de regagner au plus tôt sa chère mansarde. En bas,
dans la salle à manger où on le retenait après le dîner, il se sentait importun et gêneur.
Que ne l'envoyait-on coucher alors! S'il réprimait l'envie de s'étirer, s'il bâillait, s'il
détachait les yeux de ses livres de classe avant que dix heures, l'heure sacramentelle, n'eût
sonné à la pendule, la cousine Lydie roulait ses yeux ronds et Gina se rengorgeait,
affectait d'être plus éveillée que jamais, raillait la torpeur du gamin.
Même pendant la journée, après l'une ou l'autre remontrance, Laurent courait se réfugier
sous les toits.
Privé de livres, il soulevait la fenêtre en tabatière, montait sur une chaise et regardait
s'étendre la banlieue.
Les rouges et basses maisons faubouriennes s'agglutinaient en îlots compacts. La ville
grandissante, ayant crevé sa ceinture de remparts, menaçait et guignait les ravières
d'alentour. Les rues étaient déjà tracées au cordeau à travers les cultures. Les trottoirs
bordaient des terrains exploités jusqu'à la dernière minute par le paysan exproprié. Du
milieu des moissons émergeait au bout d'un piquet, comme un épouvantail à moineaux,

un écriteau portant cette sentence: Terrain à bâtir. Et, véritables éclaireurs, sentinelles
avancées de cette armée de bâtisses urbaines, les estaminets prenaient les coins des voies
nouvelles et toisaient, du haut de leurs façades banales, à plusieurs étages, neuves et déjà
d'aspect sordide, les chaumes trapus et ramassés semblant implorer la clémence des
envahisseurs. Rien de crispant et de suggestif comme la rencontre de la cité et de la
campagne. Elles se livraient de véritables combats d'avant-postes.
La mine pléthorique, contrainte, sournoise de ce paysage offusqué par des talus de
fortifications: des portes crénelées, sombres comme des tunnels, écrasées sous des
terre-pleins, des murailles percées de meurtrières, des casernes dont les clairons plaintifs
répondaient à la cloche de l'usine.
Trois moulins à vent, épars dans la plaine, tournaient à pleine volée, jouissaient de leur
reste en attendant de partager le sort d'un quatrième moulin dont la maçonnerie dominait
piteusement le blocus auquel le soumettait un tènement de bicoques ouvrières, et à qui
ces assiégeants de mine parasite et d'allure canaille, quelque chose comme des oiseleurs
ivres, avaient coupé les ailes!
Laurent compatissait au pauvre moulin démantelé, sans toutefois parvenir à détester la
population des ruelles qui l'étreignait, tape-durs et vauriens déterminés, héros de faits
divers sinistres, race obsédante que la police n'osait pas toujours relancer dans ses
repaires. «Ces meuniers du moulin de pierre» comptaient parmi les plus renforcés
ruffians de l'écume métropolitaine. Les rôdeurs de quais et les requins d'eau douce, plus
connus sous le nom de runners, sortaient presque tous de ces parages.
Mais, même en dehors de cette nichée d'irréguliers et de mauvais garçons que Laurent
apprendrait à connaître de plus près, le reste de cette population moitié urbaine, moitié
rurale, la gent laborieuse et traitable suffisait pour intriguer et préoccuper le spéculatif
enfant. D'ailleurs, ces meuniers, très montés de ton, déteignaient fatalement sur leur
voisinage; ils pimentaient, entérinaient de mouture populacière et poivrée ces transfuges
du village, valets de ferme tournés en gâcheurs de plâtre et en débardeurs, ou
réciproquement ces pseudo-campagnards, artisans devenus maraîchers, ouvrières de
fabrique converties en laitières. En grattant l'abatteur on retrouvait le vacher, le garçon
boucher avait été pâtre. Étranges métis, farouches et fanatiques comme au village,
cyniques et frondeurs comme à la ville, à la fois hargneux et expansifs, truculents et
lascifs, religieux et politiques, croyants au fond, blasphémateurs à la surface, patauds et
fûtes, patriotes exclusifs, communiers chauvins, leur caractère hybride et mal défini, leur
complexion musclée, charnue et sanguine, flattait peut-être dès cette époque le barbare
affiné, la brute vibrante et complexe que serait Paridael...
Longtemps ces affinités dormirent en lui, vagues, instinctives, à l'état latent.
Debout
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