La mer et les marins | Page 6

Édouard Corbière
Dans un instant la frégate est couverte de toile; et tous
les gabiers des hunes et les matelots, rangés sur les manoeuvres, attendent avec leur
vigilance ordinaire, excitée encore par l'espoir de quelque événement, le commandement
que l'officier de quart fait entendre dans le sonore porte-voix. Le cap a été mis sur le
navire à vue, qui, s'apercevant de son côté qu'un grand bâtiment se dirige sur lui, en
faisant blanchir la mer sur son avant, a mis dehors toutes ses voiles pour fuir selon l'allure
la plus favorable à sa marche. Pendant la première heure de chasse, le jour s'est fait: des
aspirants, avec une longue vue en bandoulière, se sont perchés sur la partie la plus élevée
de la mâture, et de temps en temps ils en descendent pour informer le commandant de la
manoeuvre du bâtiment chassé. Les yeux tantôt fixés sur la boussole, au moyen de
laquelle on relève les positions respectives des deux navires, et tantôt placés sur le tube
de sa longue-vue, le commandant s'aperçoit qu'il ne tardera pas à être à portée de canon
du navire chassé, qui, malgré la force de la brise, continue à tenir hautes toutes les voiles
qu'il a pu livrer au vent. Le branle-bas de combat est ordonné à bord de la frégate: chacun
se rend à son poste. On allume les mèches, le tambour résonne; le sifflet perçant du
maître d'équipage se mêle au bruit du tambour et du porte-voix de l'officier de manoeuvre.
Les chirurgiens ont disposé le triste appareil de leurs instruments, et les cadres pour
recevoir les blessés sont déjà tendus dans le faux-pont. Le bâtiment chassé, qui voit les
préparatifs que fait la frégate, emploie enfin les derniers moyens qui lui restent pour
échapper à cette redoutable poursuite. Il jette à l'eau ses embarcations, sa drôme, une
partie de ses canons, et tous les fardeaux qu'il peut tirer le plus promptement de sa
cargaison. A chacun des objets qui viennent passer en flottant le long de la frégate,
l'équipage de celle-ci jette un cri de joie. _Il est à nous_, s'écrie-t-on: _C'est un vaisseau

de Compagnie! à l'abordage! à l'abordage_! Deux canons placés sur l'avant vont partir: ils
tonnent. Le pavillon est hissé en même temps, et les boulets dépassent le bâtiment ennemi.
Les houras partent alors de tous les points du navire. Déjà les canonniers de la batterie de
dessous le vent, l'oeil sur la culasse de leurs pièces, suivent, en pointant, le mouvement de
la lame et du bâtiment qu'ils visent. Attention au commandement! fait entendre le
capitaine dans le vaste porte-voix qui communique à la batterie: Feu babord! A ce mot la
volée entière part avec fracas, et la mitraille crible de toutes parts les voiles, la mâture et
le corps du vaisseau ennemi. _A l'abordage! à l'abordage!_ répète l'équipage: les sabres
se distribuent aussitôt; les haches, les pistolets et les piques passent dans les mains des
premières escouades, palpitantes d'impatience. Les grappins avec leurs chaînes se
balancent au bout des vergues, et menacent de tomber dans le gréement de l'ennemi. Mais
celui-ci, voyant la frégate à bout portant, et son équipage groupé sur l'avant pour sauter à
son bord, envoie une bordée à mitraille qui crible le pont de son adversaire, et abat des
files entières de matelots. Après ce succès inutile, contraint de se rendre à une force
contre laquelle il lutterait en vain, il amène son pavillon, et évite ainsi le carnage que lui
ferait redouter le terrible abordage d'une frégate française.

IV.
Le Grain blanc.
C'est aux approches de l'équateur que les grains blancs assaillent le plus ordinairement les
navires, dans les moments où l'on est quelquefois le moins disposé à recevoir ces rafales
perfides qui peuvent devenir funestes aux bâtiments d'une petite capacité.
Lorsque, favorisé par ce souffle léger que les marins, aux environs de la ligne, semblent
vouloir recueillir avec avidité presque dans leurs plus petites voiles, le navire a tout mis
dehors, le calme plat vient parfois succéder à la brise inconstante qui va mourir au loin en
effleurant à peine une mer sans mouvement. Rarement, dans ces instants d'oisiveté, la
surveillance se trouve sollicitée par la prévoyance de quelque danger ou de quelque
événement extraordinaire. Les voiles battent sur les mâts à chacun des coups de roulis
que le navire éprouve encore, et ce bruit monotone et périodique, joint au craquement de
la mâture qui s'incline avec le bâtiment sur chacun des bords, inspire, à tous les hommes
de l'équipage, une fatigue, une langueur qui achèvent de les livrer au sommeil, dans des
parages où la chaleur est déjà si accablante. Si, pendant ces heures de calme et d'ennui, un
petit nuage vient à se détacher de l'horizon, et à parcourir avec vitesse l'azur d'un ciel
inanimé, et que pour comble de
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