La mer et les marins | Page 5

Édouard Corbière

Placé sur une partie élevée ou cramponné dans les haubans, l'officier de quart, l'oeil fixé
sur l'arrière, prévoit le mouvement de chaque vague, devine sa direction, et commande
aux timonniers le coup de barre qu'ils doivent donner pour que le derrière soit toujours
présenté au coup de mer. Mais toute l'attention possible, toute l'habitude et le sang-froid
qu'on peut supposer aux timonniers et aux meilleurs officiers, ne suffisent pas toujours
pour préserver un navire qui fuit _à mâts_ et _à cordes_, des accidents que l'on court sous
cette dangereuse allure. Lorsque la lame, par exemple, surprenant par un mouvement
irrégulier le navire dont la vitesse s'est ralentie, le frappe dans son arrière, souvent elle
enlève dans ce choc irrésistible, toute la partie qui lui a opposé une résistance trop grande.
Alors, le navire doit succomber inévitablement, car, ne pouvant plus fuir avec assez de
promptitude après cette avarie, le coup de mer qui succède au premier qu'il a reçu, achève
de le remplir, et doit suffire presque toujours pour le faire sancir. Les exemples funestes
de quelques bâtiments qui n'ont échappé que par miracle à de semblables accidents de
mer, prouvent assez combien il en est qui ont dû périr par ces accidents mêmes. Un fait
qui a laissé dans ma mémoire des détails dont les circonstances où je me suis trouvé
ensuite ont ravivé le souvenir, pourrait démontrer quels sont les périls que les plus grands
navires mêmes courent en fuyant vent arrière au milieu d'une tempête. Un capitaine
anglais ramenait en Europe, sur un trois mâts de 6 à 700 tonneaux, l'équipage du brick le
Nisus et d'autres prisonniers capturés sur les attérages de la Martinique, en 1809. Rendu
près des Açores, ce navire, tout neuf encore, fut assailli par une tempête qui rendit la mer
furieuse. Les vents soufflaient dans une direction favorable, et le capitaine anglais
s'obstina à ne pas vouloir mettre en cape, malgré les instances du capitaine et des officiers
français, qui lui représentaient le danger qu'il courait en continuant à fuir vent arrière.
Toutes les sollicitations furent inutiles, et quelques verres de grog achevèrent de
confirmer le marin anglais dans son imprudente résolution. La nuit, lorsque la moitié de
l'équipage anglais était seul resté sur le pont où le retenait le devoir, un coup de mer
tomba à bord, et le fracas avec lequel il déferla, fit croire à ceux qui étaient en bas que le
bâtiment avait touché et qu'il coulait. Tous se précipitèrent sur le pont: la mâture seule
tenait encore; mais quatorze canons avec leurs affûts, les embarcations, les ancres, le
capitaine et les quarante hommes de quart avaient disparu. Au milieu de ce désordre
épouvantable, on essaya de mettre à la cape; la barre du gouvernail livrée à elle-même, et
privée des quatre timonniers qui, quelques minutes auparavant, en avaient tenu la roue,
donnait des coups affreux d'un bord à l'autre du navire. Les premiers matelots qui
voulurent s'en rendre maîtres furent écrasés; mais enfin on parvint à la fixer sous le vent,
et à rester en cape, sous un foc d'artimon. Les Français prisonniers, qui, par suite de
l'accident, se trouvaient en bien plus grand nombre que les Anglais, s'emparèrent du

bâtiment transport, et quand le temps le permit, ils firent route pour les côtes de France,
où ils croyaient bien pouvoir atterrir et recevoir du sort une compensation aux dangers
auxquels ils venaient d'échapper. Mais le hasard ne favorisa pas leur tentative: une
frégate anglaise qui croisait devant Brest, chassa le navire désemparé et l'atteignit à la
hauteur d'Ouessant. Lorsque le capitaine de cette frégate apprit que c'était en fuyant vent
en arrière dans un trop mauvais temps, que le capitaine de sa nation avait disparu, il se
contenta de dire froidement: Never mind so much the worth! C'est égal, tant pis pour lui!

III.
La Chasse.
Le jour va poindre: ses premiers rayons déjà projetés vers le zénith ont averti l'officier de
quart que le moment de faire faire la visite du gréement, par les gabiers, est arrivé. Le
maître d'équipage a soin d'ordonner aux hommes qui montent dans la mâture, de porter
attentivement leurs regards sur tous les points de l'horizon. A peine le premier gabier
est-il parvenu sur les barres de perroquet, qu'il s'écrie, Navire! Ce mot a fait tressaillir de
joie tout l'équipage. _Dans quelle partie le vois-tu_? demande l'officier au gabier: _Par le
bossoir de dessous le vent, là, à une lieue à peu près de distance.»_ Un coup de sifflet de
silence se fait alors entendre: un pilotin va prévenir le commandant; la moitié de
l'équipage qui n'était pas de quart, est aussitôt réveillée, et monte sur le pont en fixant les
yeux sur le bâtiment découvert. L'officier ordonne de larguer toutes les voiles qui,
pendant la nuit, avaient été serrées.
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