La foire aux vanités, Tome II | Page 8

William Makepeace Thackeray
aller qu'à venir.
Lady Jane rougit beaucoup, et répondit que, n'entendant rien à la
politique, elle la laissait aux esprits plus profonds que le sien. Elle
trouvait une grande justesse aux arguments de sa mère, ce qui n'ôtait
rien à l'excellence des raisons de M. Crawley.
Quand ces dames se retirèrent enfin pour prendre congé de miss
Crawley, celle-ci leur témoigna l'espérance que lady Southdown serait

assez bonne pour lui envoyer lady Jane de temps à autre, si toutefois
cette dernière voulait bien venir consoler une pauvre recluse
abandonnée.
La douairière s'y engagea de la meilleure grâce du monde, et l'on se
quitta très-bons amis.
«Ah! Pitt, ne me ramenez plus lady Southdown, lui dit la vieille
demoiselle à sa visite suivante. C'est en chair et en os la sotte prétention
de toute votre lignée maternelle, dont le ciel me préserve comme de la
peste. Quant à cette bonne petite lady Jane, vous pourrez me l'amener
tant qu'il vous plaira.»
Pitt en fit la promesse, mais il garda pour lui ce qui concernait la
comtesse Southdown. Il aurait été désolé d'ôter à cette digne matrone la
conviction où elle était qu'elle avait produit sur miss Crawley
l'impression la plus agréable et en même temps la plus saisissante.
Lady Jane se rendit volontiers à la demande de miss Crawley;
intérieurement elle n'était peut-être pas fâchée d'échapper à
quelques-unes des mortelles visites du révérend Bartholomé Irons et de
tous ces charlatans qui venaient bourdonner autour de la majestueuse
comtesse sa mère. Lady Jane tenait fidèle compagnie à miss Crawley,
elle l'accompagnait dans ses promenades, elle lui abrégeait par sa
présence la longueur des soirées. C'était une si bonne et si douce nature
que Firkin elle-même n'en était point jalouse; miss Briggs aurait voulu
l'avoir toujours avec elle, trouvant que son amie la ménageait beaucoup
plus devant la bonne lady Jane. Et quant à miss Crawley, elle
témoignait à cette jeune fille une affection et une bienveillance
particulières. La vieille demoiselle lui faisait le récit de toutes ses
histoires de jeunesse, mais sur un ton bien différent de celui qu'elle
apportait dans ses confidences à cette petite mécréante de Rebecca. Elle
eût regardé comme un manque de convenance de blesser les chastes
oreilles de lady Jane par des propos un trop peu lestes: miss Crawley,
au milieu de ses goûts voluptueux et mondains, conservait trop de tact
pour porter atteinte à tant d'innocence et de pureté. Sa nouvelle
compagne n'avait jusqu'alors reçu de témoignage d'affection que de son
père, de son frère et de miss Crawley, aussi répondait-elle aux avances

de cette dernière par la confiance la plus ouverte et l'amitié la plus
franche.
Dans les longues soirées d'automne, alors que Rebecca tenait à Paris le
sceptre dans les réunions des jeunes officiers de l'armée conquérante,
que la pauvre Amélia.... hélas! qu'était devenue la pauvre Amélia, au
coeur si profondément blessé? Dans les longues soirées d'automne, lady
Jane, assise au piano, chantait à miss Crawley de simples cantiques, de
douces romances, quand déjà les feux du soleil, s'éteignant à l'horizon,
ne laissaient plus au ciel que des clartés douteuses, et que la vague
gémissante se brisait en mourant sur la plage. Dès qu'elle s'arrêtait, la
vieille demoiselle s'éveillait en sursaut et la priait de recommencer, et
Briggs, dans son coin, versait des larmes d'une volupté ineffable, tout
en paraissant fort acharnée à son tricot. Délicieusement émue, elle
contemplait les splendeurs de l'Océan, qui déroulait devant elle ses
sombres nuances, ces lampes suspendues sur sa tête qui commençaient
à s'allumer à la voûte céleste et à répandre leur éclat vacillant. Qui
pourrait dire les joies mystérieuses de cette âme méditative et sensible?
Pitt, renfermé dans la salle à manger avec quelques brochures sur les
céréales ou la Revue des Missions, se livrait à ce plaisir traditionnel de
tous les Anglais après dîner. Il buvait du Madère, se bâtissait des
châteaux en Espagne, se comparait à Adonis, et trouvait que son amour
pour Jane atteignait un degré d'intensité qu'il n'avait jamais eu depuis
sept ans que durait leur flamme. Ces réflexions le conduisaient
insensiblement à ronfler du meilleur de son coeur. À l'heure où M.
Bowls, apportant le café, troublait par la lourdeur de sa marche le
sommeil de M. Pitt, celui-ci, au milieu de l'obscurité naissante, affectait
de paraître absorbé dans la gravité de sa lecture.
«Ah! que je voudrais trouver quelqu'un pour faire ma partie, disait un
soir miss Crawley au moment où le domestique arrivait avec la lumière
et le café; la pauvre Briggs n'est pas plus en état de jouer qu'une huître,
elle est si bouchée maintenant. Cette vieille fille ne manquait jamais,
devant les domestiques, d'assommer la pauvre Briggs de ses réflexions
désagréables. Il me semble qu'après un cent de piquet mon sommeil en
serait meilleur.»

Lady Jane se mit à rougir jusqu'à
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