dans la norme des banalités sociales, vieilliraient en bons époux 
prosaïquement assagis. 
Une lettre trouvée à Hong-Kong ébranla mes espérances: ils s'en étaient 
allés se blottir au fond de la Sologne où, paraît-il, ils vivaient 
complètement seuls, heureux de n'entendre aucun écho de la vie vraie. 
Je répondis par des souhaits de bonheur, certes bien sincères. Un an 
après, au pays de Laos, je reçus une lettre de Paul. Elle me frappa par
son étrangeté: si bizarre qu'elle soit, elle doit faire partie de cet écrit qui 
est une sorte de dossier. 
Je la transcris donc textuellement: 
 
IV 
--Ami, te souviens-tu de l'intéressante étude qu'un jour tu me fis 
entreprendre du deuxième chapitre de la Genèse, alors que, grâce aux 
lumineuses restitutions de Fabre d'Olivet, ce voyant de la linguistique, 
nous avions suivi pas à pas le mystérieux travail de la nature créatrice, 
cherchant le fait sous le symbole, le sens matériel sous l'énigme 
ésotérique. Parvenus au sublime verset qui en quelques mots manifeste 
la création de la femme, de l'Aischa, de l'Eve, nous nous étions arrêtés, 
hésitant devant la suggestion intime et profonde qui nous sollicitait à 
reconstituer cette scène, dont la beauté dépasse les rêves les plus 
enthousiastes de l'imagination. 
Nous passâmes outre. 
Mais j'avais gardé dans l'oreille comme un écho qui ne devait plus 
jamais s'éteindre, le cantique rayonnant de l'Adam Kadmon s'écriant: 
--Wa-iaômer ha-Adam-Zoâth... Celle-là est réellement substance de ma 
substance et forme de ma forme... 
Ce nom d'Aischa, formule véritable de la Volonté dont la femme était 
la Réalisation, me hantait comme l'énoncé d'un problème à la solution 
toujours refusée. 
Or cette solution, avec quelle gloire je l'ai trouvée! Toi seul peut-être 
pourras me comprendre, parce que ton intellect évolue sur le plan 
supérieur de l'Intuition. Rien ne me paraît à moi plus évident et plus 
clair. 
Vois plutôt:
En l'homme, représentation concrète de l'humanité collective, toutes les 
aspirations existaient à l'état latent et pour se manifester n'attendaient 
que l'effort volitif, si je puis dire, la poussée du dedans au dehors. 
L'Homme-Adam, alors mâle et femelle, jouissait égoïstement de la 
nature extérieure, s'épanouissant dans l'éblouissement des splendeurs. 
Et plus il admirait de beautés, et plus il avait soif de la beauté. Et cette 
Beauté suprême à laquelle il aspirait, il ne la voyait pas, puisqu'elle 
était en lui, dans sa double nature encore inséparée. 
Comprends-tu ce supplice: sentir en soi la beauté, l'Amour, en posséder 
la notion, la sensation intime, et ne les pouvoir contempler face à face, 
ne les pouvoir étreindre! Songe à ce qu'éprouverait l'avare qui aurait un 
lingot d'or dans la poitrine et ne pourrait s'arracher le coeur pour le 
posséder! 
En vain autour d'Adam s'épandaient les immensités vibrantes, en vain 
flamboyaient les astres, en vain poudroyaient les Nébuleuses en gésine 
des astres mondes... Qu'était tout cela auprès de ce qu'il désirait, la 
Compagne, la Suprême Beauté,--ceci est le texte même,--qui, devant 
émaner de lui, alors seulement lui présenterait le reflet de sa sensation 
intime... 
Et ce fut dans une de ces crises de Désir sublime et torturant que 
s'accomplit le miracle de l'Extériorisation de la Beauté et de 
l'Amour,--qui étaient en lui et qui jaillirent de lui, en la Forme Idéale, 
Grâce et Harmonie condensées en l'Être qui était vraiment substance de 
sa substance, Essence formellement radieuse de l'Humanité 
triomphante... la Femme! 
Et l'Adam Kadmon s'agenouilla devant Elle, reconnaissant de l'exquise 
souffrance de l'arrachement, et il balbutia le premier Hosannah 
d'amour!...» 
 
V 
Ayant l'esprit positif, je ne me suis jamais plu à ces rêveries aiguës
d'une imagination surexcitée. En dirigeant Paul dans ses études 
d'hébraïsant, mon seul dessein avait été de lui donner la notion claire et 
non routinière de la science des racines et rien de plus. Si Fabre 
d'Olivet m'intéresse comme linguiste, j'ai toujours voulu--et je 
veux--m'arrêter en deçà de ses hypothèses théosophico-bouddhiques. 
Aussi éprouvai-je un réel chagrin en constatant que mon élève non 
seulement s'entichait de ces chimères, mais encore en exagérait les 
outrances. 
Je lui répondis quelques mots en ce sens, insistant sur les dangers que 
peuvent faire courir à la raison ces fantaisies dont le moindre défaut est 
de détourner l'esprit de préoccupations plus pratiques. Je comptais 
d'ailleurs sur le mariage et sur la paternité pour donner à son activité 
morale une pâture plus substantielle. 
Ma lettre partie, j'eus même quelques remords, craignant, à cause de ses 
susceptibilités un peu maladives, d'avoir donné à mes conseils un tour 
trop ironique. 
Après tout, ne poursuivais-je pas ma chimère, moi aussi, en mes 
recherches sur les peuples préhistoriques, identifiant aux Cimmériens 
d'Hérodote les anciens Khmers du Cambodge! L'hypothèse est la 
grande charmeuse, et qui n'a pas poursuivi sa trace folle ignore les plus 
grandes joies humaines. 
Finalement, après trois ans d'absence, je me décidai à rentrer en France, 
fort riche d'ailleurs de notes et de documents à l'appui de    
    
		
	
	
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