comme le garde- française à
Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de batailles. Et je
rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des échalas que
j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchées dans le jardin, ce
n'était pas sérieux, ce n'était pas vrai. Ces deux portraits redoutables,
tantôt m'exaltaient d'orgueil et tantôt m'accablaient de leur importance.
Un jour que je les considérais sans plaisir, mon grand-père s'approcha
de moi et me jeta négligemment avec son petit rire sec et sa moue la
plus impertinente:
--Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture.
Il est dangereux d'apprendre trop tôt l'esthétique aux enfants. Je me
réjouis que ce fût de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi
avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet à poil
perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'étais
libéré de cette servitude à quoi oblige l'admiration. Je reprenais
l'avantage sur ce passé qui était mal peint et je pouvais mesurer avec
insolence la galerie des ancêtres.
Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-père désirait les
remplacer par des gravures.
--Elles sont du dix-huitième siècle, expliquait-il pour mieux
convaincre.
Il formula sa proposition avec simplicité et politesse, comme la chose
la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignés, et
mon père déploya cette calme autorité qui brisait toute résistance.
Grand-père n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le
comprenais, puisque c'était de la mauvaise peinture.
Le gouvernement de mon grand-père était irrégulier et indifférent.
Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel
d'histoire, ou dans celui de mes frères aînés, le chapitre consacré aux
rois fainéants, je pensai immédiatement à mon grand-père. Il ne tenait
point du tout à ses prérogatives. Cependant il s'appelait Auguste. Je le
savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que nous désignions
sous le nom de tante Dine et qui était sa soeur, l'appelait ainsi le plus
rarement possible, car son prénom l'agaçait.
--Oui, déclara-t-il un jour, on m'a appelé Auguste, je ne sais fichtre pas
pourquoi. C'est encore un coup des ancêtres. On vous colle pour le
restant de vos jours une étiquette ridicule.
Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression
de grandeur, à cause de sa belle tête dont il ne tirait point vanité et qu'il
portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait légèrement. Ses
cheveux blancs, qu'il n'eût jamais fait tailler sans les brusques
interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il plongeait
les mains dans sa longue barbe annelée, pareille à celle de l'empereur
Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac qu'elle
pouvait recéler, car il fumait et prisait. De plus près, cette impression de
prophète s'atténuait, se volatilisait. Il regardait trop souvent à terre, ou
levait sur vous des yeux vagues qui ne consentaient pas à vous voir. On
sentait qu'on n'existait pas pour lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se
souciait de rien, ni de personne; ses vêtements lui tenaient au corps par
la grâce de Dieu et de tante Dine. Que leur coupe fût bonne ou
mauvaise, il n'en a jamais rien su. Volontiers, il eût attendu, pour en
changer, qu'ils le quittassent les premiers. Leur usure le mettait à l'aise.
Il a toujours ignoré, je pense, l'usage des bretelles, et celui des cravates
lui paraissait une concession misérable à la mode. Il détestait tout ce
qui le gênait et se serait accommodé pour la journée entière d'une robe
de chambre verte et d'un bonnet grec en velours noir dont il se trouvait
bien et qu'il lui arriva d'apporter au déjeuner de midi. Quand nous le
voyons apparaître dans cet accoutrement, mes frères et moi, nous
étouffions nos rires qu'un regard de mon père suspendait, mais ce
regard même contenait un blâme pour la fameuse robe de chambre.
On avait beaucoup de peine à obtenir son exactitude aux repas.
--Eh! déclarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette
réglementation est absurde.
--Cependant, objectait mon père qui, visiblement, n'était pas content et
qui essayait de parler avec douceur, --mais de la douceur de mon père
se dégageait encore une impression d'autorité, --il faut de l'ordre dans
une maison.
--L'ordre, l'ordre, oh! oh!
Il fallait entendre ces oh! oh! discrets, sourds, lancés à la cantonade, qui
atteignaient toute la régularité établie, et qu'accompagnait un petit rire
sec. Ce petit rire plaçait immédiatement grand-père au-dessus de ses
interlocuteurs. Je n'ai rien rencontré, dans les expressions humaines, de
plus inquiétant, de plus moqueur, de plus ironique que ce petit rire. Il
vous donnait aussitôt l'idée que vous étiez une bête. Il me faisait l'effet
de ces sécateurs bien tranchants avec lesquels on élague les rosiers: ric,
rac, les fleurs

Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.