La Maison | Page 7

Henry Bordeaux
gazon ras autour des corbeilles,
ne pensez pas avec vos beautés nouvelles m'éblouir...
Quand je m'y promène, c'est à l'aventure. J'écrase les plates-bandes, je
piétine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'à ce que le nouveau
jardinier, qui a remplacé à lui seul, et trop bien, Tem Bossette, Mimi
Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix altérée par l'émotion:
--Faites donc attention, monsieur!
Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite à mon jardin
d'autrefois.
Mais, pour compléter ce portrait de la maison, il manque... oh! presque
rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas.
Le pas de mon père, personne ne s'y est jamais trompé. Rapide, égal,
sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Dés qu'on l'entendait
retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem Bossette
enfonçait sa pioche avec une vigueur insoupçonnée; Mimi Pachoux,
qu'on avait cessé de voir, surgissait comme un diable d'une botte; le
Pendu se mesurait avec un fût important; Mariette activait son feu, nous
rentrions dans le rang, et grand-père, je ne sais pourquoi, s'en allait. Y
avait-il une question à trancher, un ennui à supporter, une menace à

craindre? Quand on avait annoncé: Il est là, c'était fini, toute inquiétude
se dissipait aussitôt, chacun respirait comme après une victoire. Tante
Dine surtout avait une manière de proclamer: Il est là! qui eût mis en
fuite l'agresseur le plus résolu. Cela signifiait: Attendez donc vous allez
voir ce qui va se passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice
sera rendue! Avertis de cette présence, nous nous sentions une force
invincible. C'était une impression de sécurité, de protection, de paix
armée. Et c'était aussi une impression de commandement. Chacun
occupait son poste. Mais grand-père n'aimait ni à commander ni à être
commandé.
L'ombre, c'est, derrière le volet à demi clos de sa fenêtre, celle de ma
mère qui n'a pas tout son monde rassemblé autour d'elle. Elle attend
mon père, ou notre retour du collège. Quelqu'un est absent. Elle craint
pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le ciel pour savoir
s'il faut allumer la chandelle bénite. Une autre paix émanait d'elle, une
paix, comment dirais-je? qui s'étendait au delà des choses de la vie,
qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs et les coeurs, une paix de
prière et d'amour. Cette ombre, que je guettais chaque fois que je
rentrais, que je guette encore quand même je sais bien qu'elle n'est plus
là, qu'elle est ailleurs, c'était l'âme de la maison qui transparaissait
comme la pensée sur un visage.
Ainsi nous étions gardés.
Au delà de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il convient,
et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin encore, sans
doute, le reste du monde. Ce n'étaient que des annexes.
II
LA DYNASTIE
En ce temps-là régnait mon grand-père.
Avant lui une longue suite d'ancêtres avait dû exercer le pouvoir, à en
juger par les portraits qu'on avait rassemblés au salon. De ces portraits
la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne laissait pas la

lumière pénétrer à flots, il devenait assez difficile de deviner le contenu
des cadres. L'un des plus abîmés était celui qui m'étonnait davantage.
On ne voyait guère que le visage et la main, un visage et une main de
femme or, on m'avait appris son rôle important aux armées, et je me
demandais comment un homme si jeune et si joli avant tant pu se battre.
La dame à la rose me retenait aussi: j'avais beau tourner autour d'elle, je
recevais de tous les côtés sa fleur et son sourire. Je passe sur d'autres
bustes plus rébarbatifs, engoncés dans de hauts cols et des foulards
comme on en voit aux gens enrhumés, et j'arrive aux deux tableaux qui
occupaient la place d'honneur à droite et à gauche de la cheminée: l'un
portait l'habit bleu à galon d'argent, le gilet écarlate, la culotte blanche
et le tricorne noir des gardes-françaises, l'autre le bonnet à poil et la
capote bleue boutons dorés et passepoils rouges aux manches et au col
de grenadier de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de
l'empereur se faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France,
à en croire leurs décorations. Mon père, avec orgueil, m'avait raconté
leurs exploits et révélé leur grade. Je ne les regardais pas sans une
certaine crainte révérencielle. Ils n'étaient pas beaux, ayant plus d'os
que de chair et des traits taillés à la diable. Mais je n'aurais pas osé les
déclarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi lourdement et
m'inspiraient de la gêne. Ils me reprochaient de n'avoir pas encore
remporté de victoires extraordinaires comme le grenadier à la Moskova,
ou tout au moins subi d'héroïques défaites
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