La Maison | Page 6

Henry Bordeaux
composée de ces quelques mots: A vendre une
bosse ovale. «Heureux pays, me dit-il, où les bossus font commerce de
leur gibbosité!» Et il se crut malin en ajoutant: «Mais trouvent-ils
acquéreurs? » Je lui expliquai sa méprise. Or notre Tem était un
ivrogne célèbre. Notre cave surtout le savait. Bossette, petite bosse: lui
aussi devait contenir la vendange. Et, même, à la fin de sa vie, aurait-on
pu supprimer le diminutif.
Il me fabriquait des sabres avec les échalas de la vigne. En récompense
je lui portais des bouteilles supplémentaires que j'obtenais de tante Dine,
plus spécialement chargée de l'office, en lui représentant la splendeur
de mon armement. On se plaignait bien de temps à autre que les ceps
fussent dépourvus de tuteurs. Les sarments sans attache se résignaient à
ramper. Ils pompaient toute l'humidité du sol. Mais grand-père,
indifférent, ne blâmait personne, et veuillez compter tous les échalas
qui étaient indispensables à mon équipage. Il m'en fallait pour mes
panoplies, et il m'en fallait pour mes écuries. Le nombre de mes
chevaux attestait ma magnificence. Avec un bâton entre les jambes,
j'acquérais une étonnante vélocité, et pour chaque bataille je changeais
de monture.
Tem Bossette eût été grand s'il se fût tenu droit, mais il était gros à n'en
pas douter et sa tête ronde ressemblait assez à une courge. « Grosse tête
à rare esprit », disait de lui, en pinçant les lèvres, Mimi Pachoux qui
était jardinier, pépiniériste, lampiste, fumiste, serrurier, menuisier,
réparateur d'horloges et de faïences, frotteur de parquets, scieur de bois,
commissionnaire et je ne sais quoi encore. Ah! si! quand la saison était
mauvaise, il portait les morts. Se présentait-il une difficulté, avait-on
besoin d'une aide?-- Appelez Mimi! proclamait grand-père. Et l'on

appelait Mimi, ce qui demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait
jamais, de sorte que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail était fait, mais on
lui en attribuait le mérite:
--Ce Mimi, pas plus tôt venu, tout s'arrange!
Représentez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt,
vif et, par surcroît, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, à
moins que vous ne préfériez lui accorder le don d'ubiquité. Il entamait
le matin plusieurs journées, à six heures chez l'un et quelquefois en
avance --oh! ce Mimi, quel zèle! --A six heures cinq chez l'autre, et
avant le quart chez un troisième, s'annonçait bruyamment au premier,
courait chez le second, volait chez le dernier, se glissait en tapinois,
sortait en secret, rentrait en catimini, répondait ici, expliquait là,
réclamait ailleurs, apparaissait, disparaissait, reparaissait, commençait
en hâte, continuait précipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa
paie de trois côtés à la fois. Mon grand-père rapportait que plusieurs
personnes de ses relations voyaient leur double. Mon père disait que
c'était une maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai,
mais je vis tout bouger. C'était Tem Bossette qui buvait, mais notre
Mimi Pachoux voyait son triple.
Quant au dernier ouvrier de notre équipe, il ne fallait pas le perdre de
vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait fait
plusieurs tentatives qui avaient échoué. On se relayait pour sa
surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, même s'il en avait
le plus pressant besoin, et on l'utilisait spécialement dans les espaces
découverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son nom était
Béatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste départemental.
Avec sa figure longue et malchanceuse il brûlait d'aller aux Enfers, et
sans cesse on lui coupait la corde. Peu à peu il fut le Pendu et on ne le
désigna plus autrement. Très peu de gens consentaient à l'employer, à
cause de la police qu'il exigeait pour éviter une catastrophe. Ma mère
fut sa providence. On lui confiait les gros travaux, mais il les
abandonnait généreusement à tante Dine qui était forte, active et
capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il considérait avec
admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. Cette bouche ne

contenait que deux dents qui, par un hasard merveilleux, se
juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, lorsqu'elles s'appuyaient
l'une contre l'autre dans ce désert, on pouvait croire que c'était la même
qui unissait les deux mâchoires.
Vous comprenez maintenant à quel point notre jardin était inculte.
L'aurais-je mieux aimé couvert de fleurs et de fruits que dans cet état
lamentable où il me semblait immense, profond et mystérieux? Cher
vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide à cause de
l'ombre excessive des branches abandonnées à leurs caprices, où j'ai
tant joué et tant inventé de jeux, où j'ai connu la gloire des combats, la
curiosité des explorations, l'orgueil des conquêtes, l'ivresse de la liberté,
sans omettre l'amitié des arbres et la saveur des fruits cueillis en
cachette, vous êtes aujourd'hui méconnaissable. Ratissé, peigné, taillé,
arrosé, du sable fin dans les allées, un
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