tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-père en
faisait l'injure, involontaire sans doute, à tout le monde.
Sa présidence à table était honorifique et non effective. Non seulement
il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait que par hasard et
quand ça lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de rien. Se promenait-il
dans le jardin, poussait-il jusqu'à la vigne, Tem, Mimi et Pendu réunis
ne parvenaient pas à obtenir de lui une indication. Il esquissait un geste
vague qui signifiait: «Laissez- moi en repos.» Le trio n'insistait pas
outre mesure, car ce silence le favorisait et les choses n'en marchaient
pas mieux.
Une autre supériorité qu'il avait, outre son rire, c'était son violon. Ne
figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout frisé, avec
une guitare dans les mains?
--De ma vie, je n'ai pincé de cette affreuse machine, protesta-t-il un jour.
Mais un Italien de passage a éprouvé le besoin de me barbouiller.
--Tu étais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasmé.
--Oh! l'artiste!
Il passait de longues heures dans sa chambre à jouer de son instrument,
mais demeurait plus longtemps encore à l'examiner avec amour, à le
palper, à tendre ou à détendre les cordes, à frotter l'archet avec la
colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs passent plus de temps à
affûter leurs faux qu'à faucher; ils peuvent taper dessus avec un caillou
indéfiniment.
Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allât. Il jouait pour lui seul, et un
peu toujours les mêmes airs, car je l'écoutais de la porte, assez souvent,
et plus tard j'ai reconnu dans le Freischütz et dans Euryanthe, dans la
Flûte enchantée et le Mariage de Figaro, des passages qu'il
affectionnait. Les rythmes clairs de Mozart prenaient la forme de cette
joie de respirer que l'on goûte sans le savoir dans l'enfance, comme une
eau limpide se soumet aux contours d'une vase; mais Weber me donnait
le désir imprécis de choses que je ne pouvais définir: j'étais au choeur
d'une forêt dont les allées se perdaient. C'était une heureuse initiation.
Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce mérite. Comment
l'aurais- je su? Tout est bon à une sensibilité qui s'élance. Je ne puis
aujourd'hui encore entendre l'ouverture de Poète et Paysan sans être
secoué d'émotion. Un soir, à Lucerne, au bord du lac, le plus banal des
orchestres dans le plus banal des hôtels préluda à cette ouverture.
Autour de moi les convives en smoking et en robe décolletée
continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de rien,
comme s'ils étaient sourds. Alors je sentis que j'étais seul, et mon coeur
se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne jouait pas pour le
public, il ne s'adressait qu'à moi. Ce n'était plus l'art médiocre du
compositeur autrichien, c'était le souvenir de mon entrée enfantine dans
l'empire mystérieux des sons et des rêves, dans la forêt dont les allées
se perdent.
A la même époque le chant d'un de mes camarades, au collège, acheva
de me bouleverser. Ce fut à une cérémonie de première communion. Je
n'étais pas encore admis à la Table Sainte et j'avais tout le loisir de
l'écouter. Il chanta cette mélodie de Gounod: le Ciel a visité la terre, et
c'était vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, m'emportait. Tout mon
être vibrant faisait partie de ce chant. La voix montait, montait, et bien
sûr elle allait se briser. Elle n'était pas assez forte pour résister à des
notes aussi puissantes et qui remplissaient toute la chapelle. Elle était
pareille à ces jets d'eau si minces que le vent les coupe et qu'on ne les
voit plus retomber. Elle s'est brisée en effet à l'âge de l'adolescence; la
mort a pris mon camarade à seize ans.
Il y avait aussi une boîte à musique que mon père m'avait apportée de
Milan où il avait été appelé en consultation. Quand la vis se déclenchait,
il en sortait de frêles notes fêlées, voilées, un peu tremblantes, et une
petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle posait gravement et en
cadence ses pieds pointus, comme si elle accomplissait un rite sacré.
Cela composait un spectacle doux et triste. Combien je fus désenchanté,
plus tard, quand je constatai la frivolité des danseuses au bal où je
cherchais cette tendre douceur et cette chère tristesse!
Les rois fainéants, dans mon abrégé d'histoire, étaient accompagnés des
maires du palais qui, de simples officiers d'abord chargés du
gouvernement intérieur, devinrent premiers ministres et les maîtres
mêmes de leur maître. Au collège, on nous citait avec éloge Pépin
d'Héristal et Pépin le Bref qui fut le père de Charlemagne. Grand-père
n'étant pas un roi très sérieux, je m'attendais à ce que mon père
s'emparât du pouvoir. Mais pourquoi témoignait-il tant de respect à
grand-père,

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