La Folle Journée ou le Marriage de Figaro | Page 8

Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
route.
Quand mon Page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant
que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour, si je le montre sur la
scène; mais à treize ans qu'inspire-t-il? quelque chose de sensible et
doux, qui n'est ni amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.
J'aurais de la peine à faire croire à l'innocence de ces impressions, si
nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de
calcul où, voulant tout prématuré, comme les fruits de leurs serres
chaudes, les grands mariaient leurs enfans à douze ans, et fesaient plier
la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se
hâtant surtout d'arracher de ces êtres non formés des enfans encore
moins formables, dont le bonheur n'occupait personne, et qui n'étaient
que le prétexte d'un certain trafic d'avantages qui n'avait nul rapport à
eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien
loin: et le caractère de mon Page, sans conséquence pour lui-même, en
a une relative au Comte que le moraliste aperçoit, mais qui n'a pas
encore frappé le grand commun de nos jugeurs.
Ainsi, dans cet ouvrage chaque rôle important a quelque but moral. Le
seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.

Coupable d'un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle
devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute
lorsqu'elle reconnaît son fils. L'auteur eût pu même en tirer une
moralité plus profonde: dans les moeurs qu'il veut corriger, la faute
d'une jeune fille séduite est celle des hommes et non la sienne.
Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait?
Il l'a fait, censeurs raisonnables! étudiez la scène suivante qui fesait le
nerf du troisième acte, et que les comédiens m'ont prié de retrancher,
craignant qu'un morceau si sévère n'obscurcît la gaieté de l'action.
Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope,
par la lecture publique de ses lettres à tous ses amans, il la laisse avilie
sous les coups qu'il lui a portés; il a raison; qu'en ferait-il? vicieuse par
goût et par choix, veuve aguerrie, femme de cour, sans aucune excuse
d'erreur, et fléau d'un fort honnête homme, il l'abandonne à nos mépris,
et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l'aveu naïf de Marceline,
au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et
Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun, dirigeant l'attention
publique sur les vrais fauteurs du désordre où l'on entraîne sans pitié
toutes les jeunes filles du peuple, douées d'une jolie figure.
Telle est la marche de la scène.
BRID'OISON.
(Parlant de Figaro qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.)
C'est clair; i-il ne l'épousera pas.
BARTHOLO.
Ni moi non plus.
MARCELINE.
Ni vous! et votre fils? vous m'aviez juré....
BARTHOLO.

J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser
tout le monde.
BRID'OISON.
E-et, si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne.
BARTHOLO.
Des fautes si connues! une jeunesse déplorable!
MARCELINE, s'échauffant par degrés.
Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes;
ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après
trente ans d'une vie modeste! j'étais née, moi, pour être sage, et je la
suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge
des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous
assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une
enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui,
peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées!
FIGARO.
Les plus coupables sont les moins généreux; c'est la règle.
MARCELINE, vivement.
Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos
passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre
jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui
nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen
de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles
avaient un droit naturel à toute la parure des femmes: on y laisse former
mille ouvriers de l'autre sexe.
FIGARO, en colère.
Ils font broder jusqu'aux soldats!

MARCELINE exaltée.
Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous
qu'une considération dérisoire; leurrées de respects apparens, dans une
servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en
majeures pour nos fautes? ah! sous tous les aspects, votre conduite avec
nous fait horreur ou pitié!
FIGARO.
Elle a raison!
LE COMTE, à part.
Que trop raison!
BRID'OISON.
Elle a, mon-on Dieu, raison.
MARCELINE.
Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? ne regarde
pas d'où tu viens, vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans
quelques
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