La Folle Journée ou le Marriage de Figaro | Page 7

Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
ne fût pas rentré; comme dit l'auteur, heureusement.
Heureusement aussi l'on n'avait pas le projet de calomnier cet auteur:
chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu'inspire une jeune
femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts: et notez que
dans cette pièce l'époux ne paraît qu'un peu sot; dans la mienne, il est
infidèle; ma Comtesse a plus de mérite.
Aussi, dans l'ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se
porte-t-il sur la Comtesse: le reste est dans le même esprit.
Pourquoi Suzanne la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle
aussi le droit de nous intéresser? C'est qu'attaquée par un séducteur
puissant, avec plus d'avantage qu'il n'en faudrait pour vaincre une fille
de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comte aux deux
personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse
et son fiancé; c'est que dans tout son rôle, presque le plus long de la
pièce, il n'y a pas une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et
l'attachement à ses devoirs: la seule ruse qu'elle se permette est en
faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les
voeux sont honnêtes.

Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m'amuse-t-il au lieu
de m'indigner? C'est que, l'opposé des valets, il n'est pas, et vous le
savez, le malhonnête homme de la pièce: en le voyant forcé par son état
de repousser l'insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu'on sait
qu'il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu'il aime, et sauver
sa propriété.
Donc, hors le Comte et ses agens, chacun fait dans la pièce à peu-près
ce qu'il doit. Si vous les croyez malhonnêtes, parce qu'ils disent du mal
les uns des autres, c'est une règle très-fautive. Voyez nos honnêtes gens
du siècle: on passe la vie à ne faire autre chose! Il est même tellement
reçu de déchirer sans pitié les absens, que moi, qui les défends toujours,
j'entends murmurer très-souvent: quel diable d'homme, et qu'il est
contrariant! il dit du bien de tout le monde!
Est-ce mon Page enfin qui vous scandalise? et l'immoralité qu'on
reproche au fond de l'ouvrage serait-elle dans l'accessoire? O censeurs
délicats! beaux esprits sans fatigue! inquisiteurs pour la morale, qui
condamnez en un clin d'oeil les réflexions de cinq années, soyez justes
une fois, sans tirer à conséquence. Un enfant de treize ans, aux premiers
battemens du coeur, cherchant tout, sans rien démêler, idolâtre, ainsi
qu'on l'est à cet âge heureux, d'un objet céleste pour lui, dont le hasard
fit sa marraine, est-il un sujet de scandale? Aimé de tout le monde au
château, vif, espiégle et brûlant, comme tous les enfans spirituels, par
son agitation extrême il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables
projets du Comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu'il voit a droit de
l'agiter: peut-être il n'est plus un enfant; mais il n'est pas encore un
homme: et c'est le moment que j'ai choisi pour qu'il obtînt de l'intérêt,
sans forcer personne à rougir. Ce qu'il éprouve innocemment, il
l'inspire par-tout de même. Direz-vous qu'on l'aime d'amour? Censeurs!
ce n'est pas-là le mot: vous êtes trop éclairés pour ignorer que l'amour,
même le plus pur, a un motif intéressé: on ne l'aime donc pas encore;
on sent qu'un jour on l'aimera. Et c'est ce que l'auteur a mis avec gaieté
dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant: Oh! dans trois
ou quatre ans je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien!...
Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l'enfance, nous le

fesons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus, quel
valet dans le château prendrait ces libertés? Voyez-le à la fin de son
rôle; à peine a-t-il un habit d'officier, qu'il porte la main à l'épée aux
premières railleries du Comte sur le quiproquo d'un soufflet. Il sera fier,
notre étourdi! mais c'est un enfant, rien de plus. N'ai-je pas vu nos
dames dans les loges aimer mon Page à la folie? Que lui voulaient-elles?
hélas! rien: c'était de l'intérêt aussi; mais comme celui de la Comtesse,
un pur et naïf intérêt, un intérêt.... sans intérêt.
Mais est-ce la personne du Page ou la conscience du Seigneur qui fait
le tourment du dernier, toutes les fois que l'auteur les condamne à se
rencontrer dans la pièce? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur
sa voie; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n'est amené que pour
ajouter à la moralité de l'ouvrage, en vous montrant que l'homme le
plus absolu chez lui, dès qu'il suit un projet coupable, peut être mis au
désespoir par l'être le moins important, par celui qui redoute le plus de
se rencontrer sur sa
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