Mais j'ai voulu vivre par l'esprit et je n'ai pas le droit de me plaindre.
Je fis un voyage, et, au bout de deux ans, je retrouvai Jean Valreg à
Paris dans une situation analogue. Il s'était lassé de l'orchestre; mais il
avait trouvé des écritures à faire chez lui, le soir, et des leçons de
musique à donner dans une pension, deux fois par semaine, il gagnait
donc toujours une centaine de francs par mois, et continuait à étudier la
peinture. Il était toujours mis avec une propreté scrupuleuse et un
certain goût. Il avait toujours ces excellentes manières et cet air de
parfaite distinction qu'il avait pris on ne sait où, dans sa propre nature
apparemment; mais il était plus pâle qu'autrefois et paraissait plus
mélancolique.
--Voyons, lui dis-je, tu m'as écrit plusieurs lettres pour me demander de
mes nouvelles, et je t'en remercie, mais sans jamais me parler de toi, et
je m'en plains. Tu me dis aujourd'hui que tu as réussi à te maintenir
dans ton travail, dans tes idées et dans ta conduite. Mais tu as quelque
chose comme vingt-trois ans, et, avec cette persévérance dont tu viens
de faire preuve, tu dois avoir acquis quelque talent. Il faut que j'aille
chez toi voir ta peinture.
--Non, non! s'écria-t-il, pas encore! Je n'ai aucun talent, aucune
individualité; j'ai voulu procéder logiquement et me munir, avant tout,
d'un certain savoir. Je tiens maintenant le nécessaire, et je vais essayer
de me trouver, de me découvrir moi-même. Mais, pour cela, il faut une
toute autre vie que celle que je mène, et qui est horrible, je ne vous le
cacherai plus; si horrible pour moi, si antipathique à ma nature, si
contraire à ma santé, que, sachant votre amitié pour moi, je n'ai pas
voulu vous écrire l'état de souffrance où, depuis deux ans, mon coeur et
mon âme sont plongés. Je pars, je vais passer un mois chez mon oncle
et ensuite un ou deux ans en Italie.
--Ah! ah! tu as donc le préjugé de l'Italie, toi? Tu crois que l'on y
devient artiste plus qu'ailleurs?
--Non, je n'ai pas ce préjugé-là. On ne devient artiste nulle part quand
on ne doit pas l'être; mais on m'a tant parlé du ciel de Rome, que je
veux m'y réchauffer de l'humidité de Paris, où je tourne au champignon.
Et puis, Rome, c'est le monde ancien qu'il faut connaître; c'est la voie
de l'humanité dans le passé; c'est comme un vieux livre qu'il faut avoir
lu pour comprendre l'histoire de l'art; et vous savez que je suis logique.
Il est possible qu'après cela je retourne dans mon village épouser la
dindonnière, accessible à tout propriétaire de ma mince étoffe. Je dois
donc me maintenir dans ce milieu: faire tout mon possible pour devenir
un homme distingué, et en même temps, tout mon possible pour
accepter sans fiel et sans abattement le plus humble rôle dans la vie.
Rester dans cet équilibre ne me coûte pas trop, car je suis tiraillé
alternativement par deux tendances très-opposées: soif d'idéal et soif de
repos. Je vais voir laquelle l'emportera, et, quoi qu'il arrive, je vous en
ferai part.
--Attends un peu, lui dis-je comme il prenait son chapeau pour s'en
aller. Si tu échouais dans la peinture, ne tenterais-tu pas quelque autre
carrière? La musique...
--Oh! non. Jamais la musique! Pour l'aimer, il faudra que je l'oublie
longtemps; mais, plutôt que d'en vivre, j'aimerais mieux mourir: je vous
ai dit pourquoi.
--Il faut pourtant que tu sois artiste, puisque tu as la haine des choses
positives, et que tu n'as pas fait d'études classiques. Il m'est venu une
idée en lisant tes lettres, c'est que tu pourrais bien avoir quelque talent
de rédaction.
--Être homme de lettres! moi? Non! je n'ai fait qu'entrevoir et deviner le
monde et la vie sociale. Rédiger n'est pas écrire, il faut penser, et je suis
un homme de rêverie ou un homme d'action; je ne suis pas un homme
de réflexion. Je conclus trop vite, et, d'ailleurs, je ne sais conclure que
par rapport à moi-même. La littérature doit être l'enseignement direct
ou indirect d'un idéal. Songez donc que je n'ai pas trouvé le mien!
--N'importe! veux-tu me faire une promesse sérieuse?
--Vous avez le droit d'exiger tout ce qui dépend de ma volonté!
--Eh bien, tu feras pour moi, pour moi seul, si tu veux, car je te promets
le secret, si tu l'exiges, une relation détaillée de ton voyage, de tes
impressions, quelles qu'elles soient, et même de tes aventures, s'il
t'arrive des aventures. Et cela pendant un an, sans lacune de plus de huit
jours.
--Je vois pourquoi vous me demandez cela. Vous voulez me forcer à
m'examiner dans le détail de la vie et à me rendre compte de ma propre

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