La Daniella, Vol. I. | Page 9

George Sand

existence.
--Précisément. Je trouve que, sous l'empire de certaines résolutions
prises à des intervalles assez éloignés et rigidement observées, tu

oublies de vivre, et tu restes dans une attente perpétuelle qui te prive
des petits bonheurs de la jeunesse. En te rendant mieux compte de tes
vrais besoins et de tes légitimes aspirations, ta arriveras insensiblement
à des formules plus sages.
--Vous me trouvez donc fou?
--C'est l'être toujours que de ne l'être jamais un peu.
--Je ferai ce que vous m'ordonnerez. Cela me sera peut-être bon; mais,
si, à force de caresser mes propres pensées, j'allais devenir plus fou que
vous ne souhaitez?
--Je t'indique à la fois l'excitant et le calmant: la réflexion!
Je lui offris de faciliter son voyage par cette assistance de père à enfant
qu'il pouvait accepter de moi. Il refusa, m'embrassa et partit.
Huit jours après, je reçus de lui une assez longue lettre, qui était comme
la préface de son journal, et que je transcrirai presque littéralement,
ainsi que la suite de ce travail sur lui même, auquel je l'avais décidé à
se livrer.

III
JOURNAL DE JEAN VALREG
Commune de Mers, 10 février 183*...
Me voici à mon poste, je commence: non pas encore une relation de ce
qui m'arrive, car je suis bien sûr qu'ici rien ne m'arrivera qui mérite
d'être rapporté, mais un résumé de certaines choses de ma vie que je
n'ai pas su vous dire quand vous me les demandiez.
D'abord, vous vouliez savoir pourquoi, n'ayant jamais été rudoyé ou
maltraité en aucune façon, j'avais ce caractère réservé, cette aversion à
parler de moi aux autres, cette difficulté à m'occuper moi-même de
moi-même. Je n'en savais rien. Je m'en rends peut-être compte
maintenant.
Mon oncle l'abbé Valreg n'est pas du tout spirituel ni méchant, ce qui
ne l'empêche pas d'être excessivement railleur. C'est une nature
excellente, rude et enjouée. Il est si positif, que tout ce qui échappe à
son appréciation étroite et rapide lui est sujet de doute et de persiflage.
Il a pris ce tour d'esprit, non-seulement en lui-même, mais encore dans
l'habitude de vivre avec la Marion, sa vieille et fidèle gouvernante, la
meilleure des femmes dans ses actions, la plus dédaigneuse et la plus
malveillante dans ses paroles. Il n'est pas de dévouement dont elle ne

soit capable envers les gens les moins dignes d'intérêt de la paroisse;
mais, en revanche, il n'en est pas, parmi les plus dignes, qu'elle ne
déchire à belles dents sitôt qu'elle prend son tricot ou sa quenouille
pour faire la causette du soir avec M. l'abbé, lequel, moitié riant, moitié
dormant, l'écoute avec complaisance, et s'entretient ainsi en belle santé
et en belle humeur aux dépens du prochain.
Ceci est fort inoffensif, car, avec leur grand esprit de conduite, ces deux
braves personnages ne confient leurs médisances et leurs dédains à
personne du dehors. Mais j'y ai été initié si longtemps, que
certainement quelque chose a dû en rejaillir sur moi et m'habituer, à
mon insu, à une méfiance instinctive dans mes relations.
Pourtant je n'ai pas à me reprocher d'avoir partagé cette malveillance
générale. Au contraire, il me semble que je m'en défendais; mais je me
persuadais peut-être insensiblement que j'en méritais ma part, et que, si
l'abbé Valreg me l'épargnait, c'est uniquement parce que j'étais son
parent et son enfant d'adoption. Quant à ses moqueries, étant placé sous
sa main pour lui servir de but, j'en étais incessamment criblé. C'était
avec une intention paternelle et affectueuse, je n'en saurais douter, mais
c'était de la moquerie quand même. Bon régime, certes, pour tuer tout
germe de sottise et de vanité, mais régime excessif par sa persistance, et
qui devait me conduire jusqu'au détachement trop absolu de moi-même.
Pour vous donner une idée, une fois pour toutes, des façons ironiques
de mon oncle, il faut que je vous raconte mon arrivée ici, avant-hier au
soir.
Comme aucune diligence, aucune patache ne dessert notre village, je
vins à pied, à la nuit tombante, par un temps doux et des chemins
affreux.
--Ah! ah! s'écria mon oncle dès qu'il me vit, c'est fort heureux! Hé!
Marion! c'est lui! c'est mon coquin de neveu! Fais-le souper, tu
l'embrasseras après; il a plus faim de soupe que de caresses. Assieds-toi,
chauffe-toi les pieds, mon garçon. Je te trouve une fichue mine. Il paraît
que tu ne gagnes pas déjà si bien ta vie, là-bas, car tu as fait maigre
chère, ça se voit. Ah çà! il paraît que tu t'en vas en Italie pour détrôner
Raphaël et... et les autres fameux barbouilleurs dont je ne sais plus les
noms! Ça me flatte de penser que je vas avoir un homme célèbre dans
ma famille; mais ça n'augmentera guère ton patrimoine, car il y a le
vieux proverbe: _Gueux comme un peintre!_ Tu es
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