douce médiocrité que je
caresse: la médiocrité de condition, avec l'élévation du coeur et de la
pensée, l'expansion dans l'intimité, la foi à quelque chose d'immortel et
à quelqu'un de vivant. Suis-je donc si coupable à vos yeux, de vouloir
apprendre pour comprendre, et de ne rien désirer de plus?
--A la bonne heure! Essaye! Je ne crois pas que cette modestie
t'empêche d'acquérir du talent, si tu dois en avoir. Il faudra pourtant
songer à apprendre assez pour faire au moins de cette peinture un petit
métier; car, avec tes mille francs de rente...
--Douze cents francs! Mon revenu capitalisé depuis dix ans par mon
oncle, a porté mon revenu à ce chiffre respectable de cent francs par
mois. Mais je me suis bien aperçu, depuis que je vis à Paris, que, par le
temps qui court, il est impossible de mener avec cela la vie de loisir et
de liberté. Il faudrait le double et beaucoup d'ordre. La question est
d'acquérir l'un et de me procurer l'autre, non pas pour mener cette vie
de fils de famille que je ne convoite pas, mais pour payer le matériel de
mon apprentissage, qui est dispendieux, je le sais.
--Que feras-tu donc, je ne dis pas pour avoir une rigoureuse économie,
cela dépend de toi, mais pour gagner cent francs par mois, en sus de ta
rente, sans renoncer à la peinture, qui, pendant trois ou quatre ans au
moins, ne te rapportera rien et te coûtera beaucoup?
--Je ne sais pas, je chercherai! Si j'ai besoin de votre conseil et de votre
recommandation, je viendrai vous les demander.
Deux mois après, Jean Valreg était violon dans l'orchestre d'un petit
théâtre lyrique. Il était bon musicien et jouait assez bien pour faire
convenablement sa partie. Il ne s'était jamais vanté de ce talent, que
nous ne lui supposions pas.
--J'ai pris ce parti sans consulter personne, me dit-il; on eût essayé de
m'en détourner; et vous-même...
--Je t'eusse dit ce qui doit être vrai: c'est qu'avec les répétitions du
matin et les représentations du soir, il ne te reste guère de temps pour
étudier la peinture. Mais peut-être as-tu renoncé à la peinture? peut-être
préfères-tu maintenant la musique?
--Non, dit-il, je préfère toujours la peinture.
--Mais où diable avais-tu appris la musique?
--Cela s'apprend tout seul, avec de la patience! J'en ai beaucoup!
--Pourquoi ne pas te perfectionner dans cet art-là, puisque tu as un si
bon commencement?
--La musique met trop l'individu en vue du public. Perdu dans mon
orchestre, je n'attirerai jamais l'attention de personne; mais, le jour où je
serais un virtuose distingué, il faudrait me produire et me montrer; cela
me gênerait. Il me faut un état qui me laisse libre de ma personne. Si je
fais de la mauvaise peinture, on ne me sifflera pas pour cela. Si j'en fais
d'excellente, on ne m'applaudira pas quand je passerai dans la rue;
tandis que le virtuose est toujours sur un pilori ou sur un piédestal. C'est
une situation hors nature, et qu'il faut avoir acceptée de la destinée
comme une fatalité, ou de la Providence comme un devoir, pour n'y pas
devenir fou.
--Enfin, tu as du temps de reste pour l'atelier?
--Peu, mais j'en ai. Mon apprentissage durera plus longtemps que si
j'avais toutes mes heures disponibles; mais il est possible maintenant;
tandis que, sans cette ressource de mon violon, il ne l'était pas du tout.
J'aurais pu, il est vrai, disposer de mon capital, sauf à n'avoir pas un
morceau de pain et pas de talent dans trois ou quatre ans d'ici; mais, si
je parlais à mon oncle de lui retirer la gestion de cette belle fortune, il
me donnerait sa malédiction et me croirait perdu. J'aurai donc de l'ordre
bon gré mal gré; c'est-à-dire que je me contenterai de manger mon
superbe revenu. Donc, tout est bien ainsi. L'état que je fais ne m'ennuie
pas trop. Je râcle mon violon tous les soirs comme une machine bien
graissée, tout en pensant à autre chose. Je suis l'amant d'une petite
comparse assez jolie, bête comme une oie et tant à fait dépourvue de
coeur. C'est si facile d'avoir affaire à des femmes de cette espèce, que je
ne m'inquiète pas d'être trahi ou abandonné par celle-là. J'en
retrouverais, le lendemain une autre, qui ne vaudrait ni plus ni moins.
Ma vie est occupée, et, si elle est un peu assujettie, je m'en console en
me disant que je travaille pour conquérir ma liberté. C'est quelquefois
un peu pénible, et il n'est pas bien certain que je n'eusse pas pris le
chemin le plus sûr et le plus court en m'établissant dans mon village, et
en épousant quelque belle dindonnière qui m'eût doucement abruti, en
me faisant porter des habits rapiécés et des marmots à joues pendantes.

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