les frapper partout et 
s'y sont plaqués pour toujours, comme des ex-voto. 
 
Jeudi 6 août.--Jules Lemaître n'est plus. 
On le savait condamné, mais on espérait, malgré tout, qu'il hésiterait à 
embrasser ce grave parti de s'éloigner pour toujours, qu'à la dernière 
minute il y regarderait à plusieurs fois avant de nous faire cette peine. 
Nous nous flattions que cet homme docte et fin, cet érudit de la 
souplesse, d'une habileté supérieure et qui offrait si peu de prise, 
échapperait longtemps à la poigne sèche et sans art de la mort et qu'il 
trouverait le moyen de rester «en marge», et puis voilà qu'il s'est, 
comme les autres moins armés, laissé arrêter et emmener sans 
résistance, avec une bonne grâce infinie. Nous avions beau ne l'avoir 
pas vu depuis des mois, à peine a-t-il disparu qu'il nous manque, et son 
effacement cause en nous un grand vide. 
Je le connaissais depuis près de trente ans et nous étions mieux et autre 
chose qu'amis, nous étions pays, fils tous les deux de ce Loiret que l'on 
peut considérer entre tous comme un des plus jolis berceaux où il soit 
accordé à un Français de venir au monde et d'apprendre à respirer 
raisonnablement, à vivre simple et naturel, à goûter les joies limpides 
de la lumière et de l'intelligence. Sur le premier feuillet de tous les 
ouvrages délicieux qu'il m'a bien voulu donner, Lemaître a dessiné de 
sa petite écriture nette et à peine appuyée, charmante et légère comme 
un brin de muguet, ces trois mots brefs: «A mon pays». Et cela pour lui 
disait tout et valait la plus nombreuse dédicace, car il ne cessa jamais, 
je n'ai pas à vous le rappeler, d'avoir l'amour complet, profond et 
nuancé des deux patries, la grande et la petite, qu'il associait et qu'il 
avait pour ainsi dire tressées et nattées dans son coeur pour en 
composer une seule et flexible couronne. Son amour de la grande il le
montra dans maintes journées et avec le plus périlleux éclat, jusque 
dans les chemins difficiles de la vie publique, des chemins qui du 
moins allaient toujours en montant... mais son amour de la petite, il le 
gardait plus volontiers pour ceux de ses amis qu'il sentait tenir, par 
quelques liens, lointains ou rapprochés, à la terre natale, à la province 
qui était la sienne, le coin de prédilection de ses modestes origines... et 
aussi à ceux de ses amis qui avaient conservé «de l'enfance dans leur 
esprit», qui aimaient à reprendre à tout moment la barque indécise et 
confiante du jeune âge et à se laisser couler sur elle au fil des premiers 
souvenirs,... pour lesquels en un mot la plus rare félicité, la consolation 
la plus sûre étaient de descendre des menues hauteurs de l'homme et de 
regagner les plaines maternelles de l'adolescence et de la jeunesse... 
Lemaître n'était pas escarpé. En dépit des mouvements de terrain de son 
existence et des faits accidentés de sa carrière il fut essentiellement un 
esprit de plaine riante, étendue et douce, un promeneur de prairies. Sans 
remuer beaucoup, ni vous fatiguer par de longues marches, il vous 
faisait faire, à travers les bois, les guérets et les clairières des idées, un 
immense chemin que l'on s'étonnait d'avoir été capable en sa 
compagnie d'accomplir si aisément, sans que le front se perlât de sueur. 
Sa politesse intellectuelle était si recherchée qu'il nous procurait le 
mérite de découvrir tout ce qu'il nous enseignait. Il avait la science d'un 
mandarin qui serait poète à ses rêves perdus. La ravissante manière!... Il 
est encore là, tel qu'il nous a souvent intrigué. Nous le voyons gravé 
d'une pointe aiguë et savoureuse, accentué, rendu deux fois plus vivant 
par l'autorité de son discret extérieur, les sympathiques pièges de sa 
modestie, les audaces inapparentes de sa réserve et de sa timidité. Vous 
le retrouvez aujourd'hui, comme hier, courtois, attentif de tout son être, 
levant la tête pour mieux écouter, clignant des yeux à la malice 
prochaine et puis distrait tout à coup ainsi que dans des algèbres, vague 
et pourtant précis, myope de l'affirmation, roseau de la pensée, l'air d'un 
homme, avec ses mains toujours en avant, qui ne saurait pas très bien 
son chemin quoiqu'allant tout droit, et simple, sans vaine parure ni 
coquetterie, ne craignant pas d'avancer sur son âge, et d'avoir l'air un 
peu vieillard, avec un rire très gai de jeune homme. Quelle page que ses 
yeux bleus et passés, rieurs, couleur de saule et de rivière, profonds et 
transparents... qui n'osaient pas être hardis ni longtemps fixés, par 
souverain scrupule et bonne tenue humaine, comme si le spectacle
déconcertant des mystères de la vie ne devait pas les solliciter, les 
exciter, les inquiéter, et qu'il fût au contraire décent et prudent de les 
«observer» ces yeux, de les tenir en règle,    
    
		
	
	
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