s'écria Bruno, que son maître cherchait vainement à
contenir.
--Au coup de canon, chien de chrétien!
--Chien de Turc toi-même!
--Du calme, Bruno, dit Van Mitten.
--Qu'il me rende ma pipe, au moins! répliqua Bruno.
--Au coup de canon! répéta une dernière fois le Turc, en faisant
disparaître la pipe dans les plis de son cafetan.
--Viens, Bruno, dit alors Van Mitten! Il ne faut jamais blesser les
usages des pays que l'on visite!
--Des usages de voleurs!
--Viens, te dis-je. Mon ami Kéraban ne doit pas se trouver sur cette
place avant sept heures. Continuons donc notre promenade, et nous le
rejoindrons quand il en sera temps!»
Van Mitten entraîna Bruno, tout dépité d'avoir été si violemment séparé
d'une pipe, à laquelle il tenait en véritable fumeur.
Et, pendant qu'ils s'en allaient ainsi, les deux Turcs se disaient:
«En vérité, ces étrangers se croient tout permis!...
--Même de fumer avant le coucher du soleil!
--Veux-tu du feu? ajouta l'un.
--Volontiers!» répondit l'autre, en allumant une autre cigarette.
II
OU L'INTENDANT SCARPANTE ET LE CAPITAINE YARHUD
S'ENTRETIENNENT DE PROJETS QU'IL EST BON DE
CONNAITRE.
Au moment où Van Mitten et Bruno suivaient le quai de Top-Hané, du
côté de ce premier pont de bateaux de la Validèh-Sultane, qui met
Galata en communication avec l'antique Stamboul à travers la
Corne-d'Or, un Turc tournait rapidement le coin de la mosquée de
Mahmoud et s'arrêtait sur la place.
Il était six heures alors. Pour la quatrième fois de la journée, les
muezzins venaient de monter au balcon de ces minarets, dont le nombre
n'est jamais inférieur à quatre pour les mosquées de fondation impériale.
Leur voix avait lentement retenti au-dessus de la ville, appelant les
fidèles à la prière, et lançant dans l'espace cette formule consacrée:
«_La Ilah il Allah vé Mohammed reçoul Allah!_» (Il n'y a de Dieu que
Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu!)
Le Turc se retourna un instant, regarda les rares passants de la place,
s'avança dans l'axe des diverses rues qui y aboutissent, cherchant à voir,
non sans quelques symptômes d'impatience, s'il ne venait pas une
personne qu'il attendait.
«Ce Yarhud n'arrivera donc pas! murmurat-il. Il sait pourtant qu'il doit
être ici à l'heure convenue!»
Le Turc fit encore quelques tours sur la place, il s'avança même jusqu'à
l'angle nord de la caserne de Top-Hané, regarda dans la direction de la
fonderie de canons, frappa du pied en homme qui n'aime pas à attendre
et revint devant le café, où Van Mitten et son valet avaient demandé
vainement à se rafraîchir.
Alors le Turc alla se placer à une des tables désertes et s'assit, sans rien
réclamer du cawadji; scrupuleux observateur des jeûnes du Ramadan, il
savait que l'heure n'était pas venue de débiter les boissons si variées des
distilleries ottomanes.
Ce Turc n'était rien moins que Scarpante, l'intendant du seigneur Saffar,
un riche Ottoman qui habitait Trébizonde, dans cette partie de la
Turquie d'Asie, dont se forme le littoral sud de la mer Noire.
En ce moment, le seigneur Saffar voyageait à travers les provinces
méridionales de la Russie; puis, après avoir visité les districts du
Caucase, il devait regagner Trébizonde, ne doutant pas que son
intendant n'eût obtenu entier succès dans une entreprise dont il l'avait
spécialement chargé. C'était en son palais, où s'étalait tout le faste d'une
fortune orientale, au milieu de cette ville où ses équipages étaient cités
pour leur luxe, que Scarpante devait le rejoindre, après avoir accompli
sa mission. Le seigneur Saffar n'eût jamais admis qu'un homme à lui
eût échoué, quand il lui avait ordonné de réussir. Il aimait à faire
montre de la puissance que lui donnait l'argent. En tout et partout, il
agissait avec une ostentation qui est assez dans les moeurs de ces
nababs de l'Asie Mineure.
Cet intendant était un homme audacieux, propre à tous les coups de
main, ne reculant devant aucun obstacle, décidé à satisfaire, _per fas et
nefas_, les moindres désirs de son maître. C'est à ce propos qu'il venait
d'arriver ce jour même à Constantinople, et qu'il attendait au
rendez-vous convenu un certain capitaine maltais, lequel ne valait pas
mieux que lui.
Ce capitaine, nommé Yarhud, commandait la tartane _Guïdare_, et
faisait habituellement les voyages de la mer Noire. A son commerce de
contrebande il joignait un autre commerce encore moins avouable
d'esclaves noirs venus du Soudan, de l'Éthiopie ou de l'Égypte, et de
Circassiennes ou de Géorgiennes, dont le marché se tient précisément
dans ce quartier de Top-Hané,--marché sur lequel le gouvernement
ferme trop volontiers les yeux.
Cependant, Scarpante attendait, et Yarhud n'arrivait pas. Bien que
l'intendant restât impassible, que rien au dehors ne trahît ses pensées,
une sorte de colère intérieure lui faisait bouillir le sang.
«Où est-il, ce chien? murmurait-il. Lui est-il survenu quelque
contre-temps? Il a dû quitter

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