Keraban Le Tetu, vol 1 | Page 5

Jules Verne
fidèle de ce parti des Vieux Turcs, qui ne veulent rien admettre des
choses actuelles, pas plus dans les idées que dans les usages, qui
protestent contre toutes les inventions de l'industrie moderne, qui
prennent une diligence de préférence à un chemin de fer, et une tartane
de préférence à un bateau à vapeur! Depuis vingt ans que nous faisons
des affaires ensemble, je ne me suis jamais aperçu que les idées de mon
ami Kéraban aient varié, si peu que ce soit. Quand, voilà trois ans, il est
venu me voir à Rotterdam, il est arrivé en chaise de poste, et, au lieu de
huit jours, il a mis un mois à s'y rendre! Vois-tu, Bruno, j'ai vu bien des
entêtés dans ma vie, mais d'un entêtement comparable au sien, jamais!
--Il sera singulièrement surpris de vous rencontrer ici, à Constantinople!
dit Bruno.
--Je le crois, répondit Van Mitten, et j'ai préféré lui faire cette surprise!
Mais, au moins, dans sa société, nous serons en pleine Turquie. Ah! ce
n'est pas mon ami Kéraban qui consentira jamais à revêtir le costume
du Nizam, la redingote bleue et le fez rouge de ces nouveaux Turcs!...
--Lorsqu'ils ôtent leur fez, dit en riant Bruno, ils ont l'air de bouteilles
qui se débouchent.
--Ah! ce cher et immutable Kéraban! reprit Van Mitten. Il sera vêtu
comme il l'était lorsqu'il est venu me voir là-bas, à l'autre bout de
l'Europe, turban évasé, cafetan jonquille ou cannelle....
--Un marchand de dattes, quoi! s'écria Bruno.
--Oui, mais un marchand de dattes qui pourrait vendre des dattes d'or ...
et même en manger à tous ses repas! Voilà! Il a fait le vrai commerce
qui convienne à ce pays! Négociant en tabac! Et comment ne pas faire
fortune dans une ville où tout le monde fume du matin au soir, et même
du soir au matin?
--Comment, on fume? s'écria Bruno. Mais où voyez-vous donc ces gens
qui fument, mon maître? Personne ne fume, au contraire, personne! Et
moi qui m'attendais à rencontrer devant leur porte des groupes de Turcs,
enroulés dans les serpentins de leurs narghilés, ou le long tuyau de
cerisier à la main et le bouquin d'ambre à la bouche! Mais non! Pas
même un cigare! pas même une cigarette!
--C'est à n'y rien comprendre, Bruno, répondit Van Mitten, et, en vérité,
les rues de Rotterdam sont plus enfumées de tabac que les rues de
Constantinople!
--Ah ça! mon maître, dit Bruno, êtes-vous sûr que nous ne nous soyons

pas trompés de route? Est-ce bien ici la capitale de la Turquie?
Gageons que nous sommes allés à l'opposé, que ceci n'est point la
Corne-d'Or, mais la Tamise, avec ses mille bateaux à vapeur! Tenez,
cette mosquée là-bas, ce n'est pas Sainte-Sophie, c'est Saint-Paul!
Constantinople, cette ville? Jamais! C'est Londres!
--Modère-toi, Bruno, répondit Van Mitten. Je te trouve beaucoup trop
nerveux pour un enfant de la Hollande! Reste calme, patient,
flegmatique, comme ton maître, et ne t'étonne de rien. Nous avons
quitté Rotterdam à la suite ... de ce que tu sais....
--Oui!... oui!... fit Bruno, en hochant la tête.
--Nous sommes venus par Paris, le Saint-Gothard, l'Italie, Brindisi, la
Méditerranée, et tu aurais mauvaise grâce à croire que le paquebot des
Messageries nous a déposés à London-Bridge, après huit jours de
traversée, et non au pont de Galata!
--Cependant... dit Bruno.
--Je t'engage même, en présence de mon ami Kéraban, à ne point faire
de ces sortes de plaisanteries! Il pourrait bien les prendre fort mal,
discuter, s'entêter....
--On y veillera, mon maître, répondit Bruno. Mais, puisqu'on ne peut se
rafraîchir ici, il est bien permis, je suppose, de fumer sa pipe!--Vous n'y
voyez aucun inconvénient?
--Aucun, Bruno. En ma qualité de marchand de tabac, rien ne m'est
plus agréable que de voir fumer les gens! Je regrette même que la
nature ne nous ait donné qu'une bouche! Il est vrai que le nez est là
pour priser le tabac....
--Et les dents pour le mâcher!» répondit Bruno.
Et tout en parlant, il bourrait son énorme pipe de porcelaine
peinturlurée; puis, il l'alluma avec son briquet et en tira quelques
bouffées, non sans une évidente satisfaction.
Mais, en ce moment, les deux Turcs, qui avaient si singulièrement
protesté contre les abstinences du Ramadan, reparurent sur la place.
Précisément, celui qui ne se gênait point de fumer sa cigarette aperçut
Bruno, flânant, la pipe à la bouche.
«Par Allah! dit-il à son compagnon, voilà encore un de ces maudits
étrangers qui ose braver la défense du Koran! Je ne le souffrirai pas....
--Éteins au moins ta cigarette! lui répondit l'autre.
--Oui!»

Et, jetant sa cigarette, il alla droit au digne Hollandais, qui ne s'attendait
point à être interpellé de la sorte:
«Au coup de canon,» dit-il!
Et il lui arracha brusquement sa pipe.
«Eh! ma pipe!
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