me conte cette curieuse anecdote. C'était lors du siège de
Sébastopol, et à ce moment, où l'on avait organisé des représentations
théâtrales, pour tenir un peu en joie les marins de la flotte. Il faisait une
de ces admirables nuits d'Orient, décrites par Loti. Et le commandant
Brunet se promenait sur le pont, pendant son quart, quand il faisait
signe de venir causer avec lui à un maître timonier, faisant son quart de
l'autre côté du bord. Il était un rien en relations avec lui, parce que ce
maître timonier était l'impresario des représentations théâtrales sur les
bâtiments.
Et les deux hommes causaient dans la belle nuit, et M. Brunet lui
parlant amicalement de son sort, l'autre lui disait: «Moi je me regarde
comme le plus heureux des hommes... Je suis maître timonier en
second, et je vais être nommé prochainement timonier en premier, et je
serai un jour décoré... Oui, il n'y a pas une peau d'homme autre que la
mienne, où je voudrais être... Dans ma vie, il n'y a qu'une chose qui
m'embête, c'est que j'ai un frère plus jeune que moi, que j'aurais voulu
voir amateur de galon... Eh bien, il s'est fait calicot!» s'écriait-il avec un
mépris, où il y avait presque de la douleur. Or le calicot en question,
savez-vous qui c'était?... C'était Boucicaut du Bon Marché.
* * * * *
Dimanche 17 avril.--Dans la journée, Léon Daudet vient me dire que le
dîner de chez papa, est transbordé chez lui. Il y a chez ce cher garçon,
une activité, une vivacité, une alacrité de l'intelligence qui charme et
enfièvre: les idées chez lui, dans leur succession, ont quelque chose de
la rapidité des mouvements d'un corps agile. Pendant deux heures qu'il
reste au Grenier, il touche à un tas de questions anciennes et modernes,
et parle spirituellement de la rapidité, à l'heure présente, avec laquelle
les produits matériels passent d'un pays dans l'autre, et de la lenteur
avec laquelle se transmettent les produits intellectuels, ce qu'il explique
un peu par l'abandon de la langue latine, de cette langue universelle, qui
était le volapuck d'autrefois entre les savants et les littérateurs de tous
les pays.
Ce soir, au dîner de l'avenue de l'Alma, où sont Lockroy et Hanotaux,
on s'entretient de Boulanger, que Lockroy affirme avoir été le
sous-lieutenant de LA DAME BLANCHE, toutefois avec la force, un
moment, d'un million d'hommes derrière lui, et qui aurait bien voulu du
pouvoir, mais à la condition que ce pouvoir lui aurait été offert sur un
plat d'argent, sans le plus petit allongement de la main, pour le prendre.
On s'entretient de Gambetta, dont la dictature à Bordeaux, est déclarée
la plus prudhommesque la plus influencée par les vieilles épaulettes, les
antiques ganaches politiques. Et un retour sur Saint-Just et les hommes
de la Révolution fait dire, que les désastres de 1870 et 1871, viennent
du remploi des hommes de 1848, au lieu de la mise aux affaires et aux
armées, de jeunes hommes. On s'entretient de Constans, qui a, au dire
d'Hanotaux, le mot spirituel et qui aurait dit, quelques jours après sa
chute: «Tout de même, ils m'ont débarqué!» faisant allusion à l'abandon
d'un homme sur une plage déserte.
* * * * *
Lundi 18 avril.--Je lis dans un bouquin sur le Japon, la légende du thé.
La voici:
Dharma, un ascète en odeur de sainteté en Chine et au Japon, s'était
défendu le sommeil, comme un acte trop complaisamment humain.
Une nuit pourtant, il s'endormit et ne se réveilla qu'au jour. Indigné
contre lui-même de cette faiblesse, il coupa ses paupières, et les jeta
loin de lui, comme des morceaux de basse et de vile chair, l'empêchant
d'atteindre à la perfection surhumaine à laquelle il aspirait. Or ces
paupières sanglantes prirent racine, à la place où elles étaient tombées
sur la terre, et un arbrisseau poussa, donnant des feuilles, que les
habitants cueillent, et dont ils font une infusion parfumée, qui chasse le
sommeil.
* * * * *
Mercredi 20 avril.--De Béhaine déjeune chez moi. Il se plaint de
l'incompréhension des républicains qui ne se rendent pas compte qu'il y
a un pont entre le Saint-Siège et Cronstadt, et qu'en ce moment
l'alliance russe est compromise et en suspens.
* * * * *
Jeudi 21 avril.--C'est étonnant comme les animaux, même un peu
sauvages, quand ils souffrent, cherchent à se rapprocher de l'homme, et
à obtenir un peu de sa commisération. Voici cinq ou six jours, que la
chatte est en mal de chats, eh bien! voici la pauvre bête, dans sa
souffrance ayant besoin qu'on soit près d'elle, et elle vous suit de ses
deux grands yeux tristes, quand on s'éloigne, et elle vous salue d'un
petit miaulement, quand on revient, et elle vous remercie de votre
caresse, par un

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