Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
petit ronronnement tout doux. Vraiment ils sont curieux
chez ces ignorants de la maladie, les regards profonds avec lesquels ils
semblent vous demander de leur ôter leur mal.
* * * * *
Samedi 23 avril.--Déjeuner à Versailles avec les Daudet, chez le
ménage Lafontaine.
Tout en servant, Lafontaine raconte--et comme une comédien raconte,
avec des temps et des jeux de physionomie--cette jolie anecdote.
Il avait cédé, vendu un Ruysdael, trouvé en Hollande, à Adolphe
Rothschild, et venait de lui livrer, quand le baron dans la joie de son
acquisition, se laissa aller à lui dire, en forme de politesse: «Mais, la
baronne vous verrait avec plaisir!» Et le baron entraîne Lafontaine dans
une pièce, où la baronne montée sur un escabeau, et ceinte d'un tablier,
nettoyait elle-même ses curiosités, entourée d'une vingtaine de larbins
en mollets, qui lui passaient les objets placés sur une table, et qu'elle
replaçait dans une vitrine, après les avoir soigneusement frottés avec du
vieux linge. Et vous savez, il y en avait pour des centaines, des
centaines de mille francs, dans les bibelots couvrant la table. La
présentation faite, Lafontaine en se retirant, attrape un pied de la table,
et voici une vingtaine de bibelots par terre. Un silence comme dans les

jours tragiques, et la tête de la baronne, vous la voyez... lorsqu'un larbin
ramasse sur le tapis--un tapis heureusement de cinq pouces
d'épaisseur--un objet, et après l'avoir retourné dans tous les sens, le tend
à la baronne, disant avec une voix de domestique: «Intact» et c'est un
autre qui chuchote le même mot, et pour la dizaine d'objets tombés,
c'est bientôt un choeur de larbins, répétant: «Intact, intact, intact!»
Là-dessus le baron, prenant à bras-le-corps, Lafontaine, le porte
presque dehors, en lui disant: «Mon cher, avec votre chance, c'est vous
qui êtes la vraie curiosité d'ici!»
Et l'émotion, la suée de Lafontaine fut telle, qu'il soutient que la
couleur de ses gants avait changé.
Le déjeuner fini, nous partons avec de Nolhac, l'aimable et savant
conservateur du musée de Versailles, visiter les pièces intimes du
château historique. Et me promenant dans la demeure de ce grand passé,
il me prend une tristesse, en pensant à la petitesse du présent.
Puis çà et là, où badaudent des troupes d'ignares, l'histoire parle
dramatiquement à l'historien de Marie-Antoinette. Dans cet escalier de
marbre, je vois tirés par les pieds, les deux gardes du corps, décapités
en bas, et dont les têtes furent frisées au bout des piques, qui les
portaient. En poussant cette porte-fenêtre, je suis sur le balcon, où
Marie-Antoinette s'est montrée aux cannibales, qui demandaient les
_boyaux de la Reine_,--et de la vie tragique ressuscite dans ce bâtiment
mort, dans cette nécropole de la monarchie.
Maintenant l'impression là dedans, c'est un sentiment d'abomination
pour ce bourgeois de Louis-Philippe, qui, avec son Musée, ses
peintures au rabais, a tué la belle antiquaillerie de cette demeure de la
monarchie française, aux XVIIe et XVIIIe siècles, et n'a pas craint de
faire la nuit avec un grand vilain tableau moderne, fermant la fenêtre de
la salle de bain de Mme Adélaïde, qui est peut-être le plus riche
spécimen de la décoration intérieure, au XVIIIe siècle.
* * * * *
Lundi 25 avril.--Oui, je le répète, à l'heure présente, la lecture d'un

roman et d'un très bon roman, n'est plus pour moi, une lecture
captivante, et il me faut un effort pour l'achever. Oui, maintenant j'ai
une espèce d'horreur de l'oeuvre imaginée, je n'aime plus que la lecture
de l'histoire des mémoires, et je trouve même que dans le roman, bâti
avec du vrai, la vérité est déformée par la composition.
* * * * *
Vendredi 29 avril.--Les observateurs doivent reconnaître au pas, des
agents de police en bourgeois, oui, à ce pas tranquille, régulier, cadencé,
qui est le pas des sergents de ville.
* * * * *
Samedi 30 avril.--Quand on commence à collectionner, devant le
nombre des objets qu'on trouve, au commencement de sa chasse et de
sa recherche, on croit que la matière est inépuisable, qu'il y en aura
toujours chez les marchands. Non, on se trompe, et il n'y en a plus sur
le marché, au bout de très peu de temps. En effet depuis bien longtemps,
bien longtemps, des gravures françaises du XVIIIe siècle, dont il y
avait des cartons bondés sur tous les quais, il n'existe plus que celles,
classées dans les collections. Et les belles impressions japonaises,
depuis tout au plus une douzaine d'années qu'on les recherche, c'est fini
d'en trouver chez Bing et Hayashi, et il me semble même que malgré
tous leurs efforts, ils n'en peuvent plus découvrir au Japon.
* * * * *
Dimanche 1er mai.--Aujourd'hui, où l'on ne sait pas si la société
française «sera mise à cul» et si un gros morceau de
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