Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 7

Edmond de Goncourt
de Magny, sur son lit de
mort, au moment où le bruit des gros souliers du curé de campagne, qui
venait de lui apporter l'extrême-onction, s'entendait encore dans le
grand escalier, je la revois, sans la force de parler, me mettant dans la
main la main de mon frère, avec ce regard inoubliable d'un visage de
mère, crucifié par l'anxiété de ce que deviendra le tout jeune homme,
laissé à l'entrée de la vie, maître de ses passions, et non encore entré
dans le chemin d'une carrière.
* * * * *
Lundi 21 mars.--On causait aujourd'hui des périls, auxquels est exposé
le bonheur des femmes, mariées à des peintres portraitistes.

Là-dessus, la jolie Mme... se trouvant là, disait: «Moi, je fais un peu la
police!»
Et elle racontait, que, tout dernièrement, une femme de la meilleure
société, ayant deux enfants, au milieu de la pose, s'était couchée sur un
divan, et s'était mise à dire de telles choses, que sortant de derrière un
rideau, où elle était cachée, elle lui avait dit: «Madame, après la
conversation que vous venez d'avoir avec mon mari, vous n'avez qu'à
mettre votre chapeau, et à vous en aller.
--Bon! répondait la femme du monde à la femme du peintre, vous
croyez peut-être que je suis amoureuse de votre mari.
--Non pas de mon mari... mais du vice... Allons, ouste!»
* * * * *
Samedi 26 mars.--Ce soir, passé la soirée sur la scène de l'Odéon, à voir
jouer GERMINIE LACERTEUX, tantôt assis sur la cheminée de la
chambre de Mlle de Varandeuil, tantôt sur le lit d'hôpital de Germinie,
tout en causant avec Guenon, qui me fait remarquer sur un morceau de
papier blanc, collé sur un portant, la désignation des tableaux de la
pièce en la dénomination des machinistes, et où les trois tableaux, où
Mlle de Varandeuil joue le rôle principal, portent le titre: La vieille.
* * * * *
Samedi 2 avril.--Le vrai bon théâtre, c'est une émotion ou une gaîté
procurée n'importe comment. Et ils existent des gens qui, dans leurs
feuilletons, font des traités sur le véritable art dramatique,--eux qui
admirent à la fois Molière et Scribe, les fabricateurs les plus
dissemblables dans la composition d'une pièce.
* * * * *
Dimanche 3 avril.--Je cause avec M. Blanc, le fils de Mme Bentzon, de
la Revue des Deux Mondes, de ses voyages en Afrique, de son voyage
en Sibérie et dans le nord de la Chine, qui a duré un an; et sa

conversation est des plus intéressantes.
Dans un voyage en Asie, il a fait la découverte et l'achat d'une
soixantaine de manuscrits, parmi lesquels, il y a une «Vie d'Alexandre»
non plus écrite cette fois, par ceux que, selon son expression, _il avait
derrière lui_, mais par ceux, qu'il avait devant lui, par ses ennemis.
Parmi ces manuscrits se trouvent encore trois biographies de Tamerlan,
qui tout en faisant, un jour, massacrer cent mille hommes, se fit enterrer
aux pieds de son maître de philosophie.
Et le voyageur parle de ces populations de Samarcande, de ces
populations calomniées par les Persans, de ces populations lettrées,
amoureuses de discussions littéraires, et où il a vu un individu
soudainement poser une fiche en terre, portant l'annonce d'une thèse
philosophique qu'il allait soutenir, et les passants et les vendeurs du
marché, abandonnant leurs choses à vendre, pour se mêler à la
discussion. Il parle encore de son séjour, près d'un mois, sur les hauts
plateaux, où dans ces altitudes, près desquelles le Mont-Blanc est une
plaisanterie, il avait des saignements de nez, comme en ont eu Biot et
Gay-Lussac, dans leurs ascensions en ballon.
Puis revenant à ces quatre années, passées en Afrique--où il n'y a pas
cependant l'intérêt historique des voyages d'Asie--il dit que le voyage
n'a un charme que dans les pays, où le voyageur rencontre la lumière, la
chaleur, la gaîté des soleils levants, et que dans le froid, quelque intérêt
qu'ait le voyage, il est toujours triste.
* * * * *
Mercredi 6 avril.--C'est particulier, comme les mots qui ne sont pas de
la langue courante, les mots un peu énigmatiques pour les cervelles
sans éducation: les gens du peuple les aiment, les affectionnent, les
recherchent; et l'amusant, c'est que ces mots, toujours dans leur bouche,
sont défigurés, dénaturés, risibles. Il y a en bas une ouvrière
extraordinaire dans ce genre, et qui disait tout à l'heure concunivence
pour connivence.
* * * * *

Mercredi 13 avril.--Après dîner, on cause de l'élection de Loti, et le
commandant Brunet, qui est venu s'asseoir à côté de moi, rendant
complètement justice à l'évocateur des climats, qu'est Loti, trouve,
comme moi, ses marins un peu conventionnels, et manquant d'un
certain nombre de choses, faisant leur caractère, et de l'orgueil de leur
profession.
À ce sujet, il
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