Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 6

Edmond de Goncourt
porter.
Je le revoyais encore à Breuvannes, le jour de la rentrée des fruits,
encadré dans l'oeil-de-boeuf d'un grenier, et canonnant à coups de
pommes, dans la cour de notre maison, tous les gamins du village,
baptisés par lui de noms drolatiques, et dont les ruées, et les
bousculades, et les batailles autour de ce qui les lapidait, semblaient
être, pour mon père, un amusant rappel en petit de la guerre.
Je le revoyais encore... non, j'ai beau chercher, je ne revois plus sa tête,
en ce jour... je me souviens seulement sur un drap, d'une main encore
vivante, à la maigreur indicible, qu'on m'a fait baiser. Et le soir, rentrant
à la pension Goubaux, dans un rêve qui tenait du cauchemar, ma tante
de Courmont, l'intelligente femme, dont j'ai fait _Madame Gervaisais_,
celle qui, tout enfant, m'a appris le goût des belles choses,
m'apparaissait en une réalité, à douter si ce n'était pas une vraie
apparition, me disant: «Edmond, ton père ne passera pas trois jours!»
C'était la nuit du dimanche, et le mardi soir, on venait me chercher,

pour aller à l'enterrement de mon père.
Ma mère... elle, sa ressemblance est ravivée dans mon souvenir, par la
miniature du coin de la cheminée, une miniature de l'année 1821, une
miniature de l'année de son mariage... qu'en ce moment, j'ai dans le
creux de la main.
Une figure de candeur, des yeux bleu de ciel, une toute petite bouche
sérieuse, des cheveux blonds tirebouchonnés en boucles frisottantes,
trois rangs de perles au cou, une robe de linon blanc à raies satinées, et
une ceinture, et des bracelets, et un floquet de rubans dans les cheveux,
du bleu de ses yeux.
Pauvre mère, une vie de douleur et de malheur! La perte de deux petites
filles, l'existence avec un mari souffrant continuellement de ses
blessures, et de la ruine d'une santé détruite par la campagne de Russie,
faite tout entière, l'épaule droite cassée, et encore tout jeune; tout ardent
de vaillance, et tout irrité de ne pouvoir rentrer dans la vie militaire, de
ne pouvoir accepter d'être l'aide de camp du roi, ainsi que le sont ses
camarades D'Houdetot et De Rumigny, de ne pouvoir faire les
campagnes d'Afrique... Puis veuve, avec une petite fortune en terres,
aux fermages difficiles à recouvrer. Et maudite dans ce qu'elle
entreprenait de sage, de raisonnable, comme mère de famille, perdant
dans de malheureuses affaires, les placements qu'elle faisait en vue de
l'avenir de ses enfants: placements faits à force d'économies et de
retranchement sur elle-même.
Et je le revois, son doux et triste visage, avec les changements de
physionomie, que ne donne pas un portrait, dans trois ou quatre
circonstances, laissant en vous, on ne sait comment, un cliché de l'être
aimé, en son milieu de ce jour-là.
Oui, je le revois son doux et triste visage, un jour de mon enfance, où
bien malade à la suite d'une coqueluche mal soignée, j'étais couché
dans son grand lit, et où penchée sur moi, elle avait près de sa tête, la
tête de son frère Armand, la jolie et aimable tête fripée d'un ancien
officier de hussards:--car ils étaient presque tous des soldats, dans nos
deux familles--quand soudain--moi ne comprenant pas bien--après

avoir rejeté le drap de dessus la maigreur cadavérique de mon pauvre
petit corps, elle tomba dans les bras de son frère, en fondant en larmes.
Je la revois, ma mère, ce jour des mardis gras, où, tous les ans, elle
donnait un goûter aux enfants de la famille, et à leurs petites amies et à
leurs petits amis, et où tout ce monde minuscule de Pierrettes, de
Suissesses, d'Écaillères, de Gardes-Françaises, d'Arlequines, de
Matelots, de Turcs, emplissait de sa joie bruyante, le calme
appartement de la rue des Capucines. Ce jour-là, seulement, un peu de
la gaîté de ce carnaval enfantin, l'entourant de sa ronde, montait à son
visage, et y mettait un charmant rayonnement.
Je la revois, ma mère, en ces années, où retirée du monde, n'allant plus
nulle part, le soir, elle s'était faite le tendre maître d'étude de mon frère.
Je la revois dans sa bourgeoise chambre à coucher, en ses vieux
meubles de famille, avec sa pendule Empire, accotée dans un petit
fauteuil, tout contre mon frère faisant ses devoirs, la tête presque
fourrée dans le vieux secrétaire d'acajou, et surélevé, tout le temps qu'il
fut petit, sur un gros dictionnaire, placé sur une chaise. Elle, ma mère,
un livre ou une tapisserie à la main, les laissant bientôt tomber sur ses
genoux, demeurait dans une contemplation rêveuse, devant son bel
enfant, devant son petit lauréat du grand Concours, devant le cher adoré,
qui était la gaîté et l'esprit des maisons amies, où elle le menait,--et
l'orgueil de son coeur.
Je la revois enfin, ma pauvre mère, au château
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