Jean Racine | Page 8

Jules Lemaître
Racine, comme il est tout naturel, imite dans sa forme les
poètes descriptifs à la mode, et notamment Théophile de Viau et
Tristan l'Ermite.
Ce Théophile et ce Tristan ont d'ailleurs de bien jolis endroits. Il faut
lire, du premier, le _Matin_, la _Solitude_, la _Maison de Silvie_, et,
du second, le _Promenoir des deux amants_.
Que dites-vous de ces deux strophes de la _Maison de Sylvie_?
Un soir que les flots mariniers
Apprêtaient leur molle litière
Aux
quatre rouges timoniers
Qui sont au joug de la lumière,
Je penchais
mes yeux sur le bord
D'un lit où la Naïade dort,
Et regardant pêcher
Silvie,
Je voyais battre les poissons
À qui plus tôt perdrait la vie

En l'honneur de ses hameçons.
D'une main défendant le bruit,
Et de l'autre jetant la ligne,
Elle fait
qu'abordant la nuit,
Le jour plus bellement décline;
Le soleil
craignait d'éclairer,
Et craignait de se retirer;
Les étoiles n'osaient
paraître;
Les flots n'osaient s'entre-pousser.
Le zéphire n'osait
passer,
L'herbe se retenait de croître.

Et que dites-vous de ces quatrains du _Promenoir des deux amants_?
Auprès de cette grotte sombre
Où l'on respire un air si doux,
L'onde
lutte avec les cailloux
Et la lumière avecque l'ombre.
Ces flots, lassés de l'exercice
Qu'ils ont fait dessus ce gravier
Se
reposent dans ce vivier
Où mourut autrefois Narcisse.
C'est un des miroirs où le Faune
Vient voir si son teint cramoisi,

Depuis que l'amour l'a saisi,
Ne serait point devenu jaune.
L'ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants

Paraissent être là-dedans
_Les songes de l'eau qui sommeille_.
Ce Tristan et ce Théophile sont des poètes ingénieux--et qui aiment la
nature, oh! mon Dieu, peut-être autant que nous l'aimons. Seulement,
c'est plus fort qu'eux, ils ne peuvent la peindre sans mêler à leurs
peintures, trop menues, trop sèchement détaillées, de l'esprit et des
pointes, et une trop piquante mythologie.
Racine, à seize ans, les copie de son mieux dans ses odes enfantines. Il
emploie la strophe préférée de Théophile (en abrégeant seulement, et
d'une façon qui n'est peut-être pas très heureuse,--car elle la rend trop
sautillante--le septième et le neuvième vers de la strophe). Son
imitation est, en général, assez faible; il a vraiment trop d'épithètes
insignifiantes, telles qu'_agréable et admirable_. Mais il a pourtant des
strophes assez réussies dans leur genre, et pas trop éloignées de leur
modèle; celle-ci, par exemple:
Là, l'hirondelle voltigeante,
Rasant les flots clairs et polis,
Y vient
avec cent petits cris
Baiser son image naissante.
Là, mille autres
petits oiseaux
Peignent encore dans les eaux
Leur éclatant plumage:

L'oeil ne peut juger au dehors
Qui vole ou bien qui nage
De leurs
ombres et de leurs corps.
Puis, il nous parle des poissons «aux dos argentés»:

... Ici, je les vois s'assembler,
Se mêler et se démêler
Dans leur couche profonde;
Là je les vois
(Dieu, quels attraits!)
_Se promenant dans l'onde,
Se promener dans
les forêts._
À cause, vous entendez bien, des feuillages qui se reflètent dans l'eau.
Cela est beaucoup plus imaginé et concerté que vu: c'est tout à fait du
Théophile.
Je suis sûr que ces petits vers, si l'enfant les lui montra, ne déplurent
point au bon M. Hamon, qui, comme j'ai dit, avait l'imagination riante,
et qui mettait dans ses méditations spirituelles, pour en tirer de subtiles
comparaisons à la manière de saint François de Sales, beaucoup de
fleurs, d'arbres et d'animaux. Mais surtout M. Hamon dut goûter ces
strophes de l'ode deuxième:
Je vois ce cloître vénérable,
Ces beaux lieux du ciel bien aimés,
Qui
de cent temples animés
Cachent la richesse adorable.
(Vous avez compris que ces «temples animés», ce sont les religieuses
de _Port-Royal_.)
C'est dans ce chaste paradis
Que règne, en un trône de lis,
La
virginité sainte;
C'est là que mille anges mortels
(Ils n'étaient que «cent» tout à l'heure: «mille» est pour l'euphonie.)
D'une éternelle plainte
Gémissent au pied des autels.
Sacrés palais de l'innocence,
Astres vivants, choeurs glorieux
Qui
faites voir de nouveaux cieux
Dans ces demeures du silence,
Non,
ma plume n'entreprend pas
De tracer ici vos combats,
Vos jeûnes et
vos veilles;
Il faut, pour en bien révérer
Les augustes merveilles,

Et les taire, et les adorer.
(Pas mal, ce dernier vers.)

Je ne vous donne pas ces strophes pour merveilleuses. Mais elles ont de
la piété, de l'onction et, si je puis dire, de la blancheur. Et si l'on veut,
de loin, de très loin, elles font présager l'accent suave des choeurs
d'_Esther_.
Dans le même temps, l'enfant traduisait les _Hymnes_ du bréviaire
romain en vers français, que, plus tard, il retoucha notablement ou que,
même, je pense, il refit tout entiers.--Il fait aussi beaucoup de vers
latins, élégants et faciles. Il se nourrit d'Homère, de Sophocle et
d'Euripide. Il les lit en «s'enfonçant dans les bois», ce qui est, si je puis
ainsi parler, une façon plus sensuelle de les lire. Il traduit beaucoup,
beaucoup de grec, et même des auteurs simplement curieux, tels que
Diogène Laërce, Eusèbe et Philon. Et il commence un prodigieux
travail d'annotations, souvent page par page, sur la presque totalité de la
littérature grecque et sur une bonne
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 95
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.