même 
sort, ce qui l'engagea à en acheter un troisième, et, pour n'en plus 
craindre la proscription, il l'apprit par coeur et le porta au sacristain en 
lui disant: «Vous pouvez brûler encore celui-ci comme les autres.» 
Comment Racine avait-il pu se procurer jusqu'à deux exemplaires du 
roman d'Héliodore,--texte grec, comme semble l'indiquer la phrase de 
Louis Racine? Sans doute par son cousin Antoine Vitart, qui était alors 
à Paris, au collège d'Harcourt. Maintenant, que le petit Racine ait appris 
_Théagène et Chariclée_ «par coeur», c'est probablement une façon de 
parler, car le roman a plus de six cents pages. 
Je l'ai parcouru, moi, dans la traduction d'Amyot, et une seule fois, et 
en passant beaucoup de pages. Que Racine à seize ans l'ait lu, lui, dans 
le texte, et au moins trois fois, cela prouve qu'il était déjà très fort en 
grec, et qu'il avait une grande fraîcheur de sensibilité et d'imagination. 
L'_Histoire éthiopique traitant des loyales et pudiques amours de 
Théagène Thessalien et Chariclée Éthiopienne_, écrite entre le IIe et le 
Ve siècle par un Héliodore qui aurait été évêque de Tricca en Thessalie, 
raconte en dix livres, très lentement, les aventures de la princesse 
Chariclée, qui fut exposée par sa mère, qui rencontra à Delphes le beau 
Théagène, qui fut longtemps séparée de lui et qui, après mille 
vicissitudes, telles que naufrages et enlèvements, et méprises et 
malentendus de toutes sortes, finit par le retrouver et par l'épouser, la 
noble naissance de Chariclée ayant été reconnue au moment où on allait 
la mettre à mort avec son amant. La forme du livre, c'est, si vous voulez, 
celle des parties un peu ennuyeuses de _Daphnis et Chloé_. Elle nous 
paraît assez insipide, encore qu'extrêmement fleurie. Mais il y est 
question d'amour; Racine avait seize ans; et il créait lui-même 
l'enchantement de cette histoire.
Et, somme toute, je comprends que le bon sacristain Lancelot ait cru 
devoir, par deux fois, lui confisquer son exemplaire. Car enfin, dès les 
premières pages du roman, l'écolier de seize ans y pouvait lire (en grec) 
cette description d'une belle personne dont l'ami vient d'être à moitié 
égorgé par des pirates: 
C'était une jeune pucelle assise dessus un rocher... Elle avait le chef 
couronné d'un chapeau de laurier, et des épaules lui pendait, par 
derrière, un carquois qu'elle portait en écharpe. Son bras gauche était 
appuyé sur son arc... Sur sa cuisse droite reposait le coude de son autre 
bras; et avait la joue dedans la paume de sa main dont elle soutenait sa 
tête, tenant les yeux fichés en terre à regarder un jeune damoiseau 
étendu tout de son long, lequel était tout meurtri de coups, etc. 
Et deux pages plus loin: 
Cette belle jeune fille se prit à embrasser le jouvenceau et commença à 
pleurer, à le baiser, à essuyer ses plaies, et à soupirer... 
Et un peu plus loin encore: 
Apollon! dit la belle captive, les maux que nous avons par ci-devant 
endurés ne te sont-ils point satisfaction suffisante? Être privés de nos 
parents et amis, être pris par des pirates, avoir été deux fois prisonniers 
entre les mains des brigands sur terre, et l'attente de l'avenir pire que ce 
que nous avons jusqu'ici essuyé!... Où donc arrêteras-tu le cours de tant 
de misères? Si c'est en mort, mais que ce soit sans vilenie, douce me 
sera telle issue. Mais si aucun d'aventure se met en effort de me violer 
et connaître honteusement, moi que Théagène même n'a encore point 
connue, je préviendrai cette injure en me défaisant moi-même, et me 
maintiendrai pure et entière jusques à la mort, emportant avec moi pour 
honneur funéral ma virginité incontaminée. 
Lire ces choses-là,--dans un grec mignard,--au fond des bois,--à seize 
ans, et quand on n'a encore connu d'autres femmes que sa grand'mère et 
sa tante--pourquoi cela ne serait-il pas délicieux et émouvant?... 
Et dans ce même premier livre de _Théagène et Chariclée_, l'enfant
Racine lisait l'histoire--assez brutale--d'un jeune homme trop aimé de 
sa belle-mère, c'est-à-dire, sous d'autres noms, l'histoire même de 
Phèdre et d'Hippolyte; si bien qu'écrivant vingt ans plus tard sa tragédie 
de _Phèdre_, il put se ressouvenir des pages d'Héliodore, alors 
troublantes pour lui, qu'il avait lues le long de l'étang et dans les bois de 
Port-Royal. 
C'est aussi dans ces bois et le long de cet étang qu'il composa les sept 
Odes de la _Promenade de Port-Royal: Louanges de Port-Royal en 
général; le Paysage en gros; Description des bois; De l'étang; Des 
prairies; Des troupeaux et d'un combat de taureaux; Des jardins_. 
Ce sont des vers d'enfant, et c'est très bien ainsi. Certes le petit Racine 
jouit vivement du charme des eaux, des arbres, des prairies. Quelques 
années plus tard, La Fontaine, dans sa Psyché, dira de lui: «Il aimait 
extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages.» Mais, n'étant encore 
qu'un enfant,    
    
		
	
	
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