de deviner un
homme par un trait de sa vie, ou par sa conversation, il n'a négligé
aucune occasion de dessiner le portrait de ses héros; et c'est ce qu'il a
fait de mieux.
M. de Vignoral étoit gentilhomme, mais si pauvre, qu'il auroit été
obligé de conduire une charrue, si un prélat n'eût fourni aux frais de son
éducation. Il se distingua dans ses études. Arrivé à Paris, il fit sa cour à
tous les hommes en place. On lui offrit d'entrer au service: mais il
n'avoit de courage que dans l'esprit; et ce genre de courage, qui vaut
bien celui qui fait les héros, est souvent incompatible avec lui. M. de
Vignoral, las de chercher des protecteurs, prit un parti décisif; il se fit
philosophe. C'étoit alors un très-bel état, un vrai métier de chanoine. En
criant contre le despotisme, on s'attiroit la faveur de tous les potentats;
en méprisant la noblesse, on étoit reçu, fêté dans les meilleures maisons,
on se dispensoit de faire sa cour. Un bon mot, un trait satyrique,
mettoient les pairs de France à vos genoux; et loin de faire dire dans le
monde, «On a vu M. de Vignoral avec le duc de...», on entendoit dire;
«Le duc de.... est admis chez M. de Vignoral, il est de sa petite société».
En déclamant contre le luxe, on s'en procuroit les jouissances les plus
recherchées; en prenant dans ses écrits la défense des malheureux, on
étoit dispensé d'avoir pitié d'eux. Les pensions, les brevets
d'académicien, pleuvoient sur le philosophe; et les libraires, qui
n'achètent jamais que le nom de l'auteur, s'empressoient d'ouvrir leur
bourse, pour obtenir d'un homme déclaré immortel le discours
préliminaire d'une compilation faite par quelques savans inconnus.
Telle étoit la position de M. de Vignoral quand j'arrivai chez lui. Toutes
ses conceptions rouloient sur un point unique, le bonheur des hommes;
il ne parloit, ne travailloit, que pour préparer ce bonheur. J'ai souvent
pensé qu'il ne regardait pas ses domestiques comme des hommes; car il
les traitoit en bêtes de somme, et jamais maître ne fut aussi exigeant
dans son service: mais il ne faut pas attendre de celui qui embrasse
l'humanité d'un coup-d'oeil, ces vertus de société qui honorent les petits
esprits incapables de viser à l'immortalité, et mesquinement occupés de
la félicité de ceux qui les entourent.
Vous ne connoissez pas encore, mon cher lecteur, le caractère de M. de
Vignoral; je ne vous ai jusqu'à présent parlé que de sa profession. Je
laisserai aux événemens le soin de vous initier davantage: car enfin
peut-être est-il mon père; et le respect filial, même dans son incertitude,
doit imposer silence à la critique. Qu'il vous suffise de savoir qu'il étoit
âgé de cinquante ans; qu'un front découvert, de grands yeux pleins de
feu, mais cachés par de gros sourcils noirs, lui donnoient l'air hypocrite
quand il étoit tranquille, et la mine d'un inspiré quand il se livroit à son
génie. Du reste, il ressembloit assez à tous les autres hommes de son
âge qui sont laids et gauchement taillés. Il étoit encore célibataire;
usage presque aussi religieusement observé par les philosophes que par
les prophètes.
CHAPITRE III.
Mon instituteur bien récompensé.
Le curé de Mareil dormoit encore quand nous entrâmes dans Paris. Moi,
je me promettois d'observer avec soin l'effet que la vue de M. de
Vignoral feroit sur moi, et plus encore l'impression qu'il éprouveroit à
mon aspect. «La nature se trahira, me disois-je; un père est.... toujours
père; et si je suis son fils, je m'en appercevrai à ses caresses, ou même
aux efforts qu'il fera pour cacher son émotion. Et puis, mon coeur
m'avertira; comme je le sentirai battre! Ah la sympathie n'est pas un
mot vide de sens; j'en ai pour preuve les romans, la fidélité des épouses,
la bonhommie des pères, et le respectueux attachement des enfans.»
Nous arrivâmes chez M. de Vignoral à la nuit; il étoit sorti. Un
domestique nous servit à souper, et nous conseilla de nous coucher: je
voulois attendre; le curé de Mareil fut d'avis d'aller dormir, et je l'imitai.
Le lendemain matin, je me présentai à la porte du cabinet du grand
homme; il me fit dire qu'il travailloit, et qu'il ne recevoit personne avant
midi. Son peu d'empressement me parut de mauvais augure. Enfin je
fus admis à l'honneur de lui être présenté. Il jeta sur moi un regard
rapide, mais perçant; et se tournant vers le curé de Mareil, il lui dit:
«Il est d'un physique agréable, et paroît d'une santé parfaite. Si l'on
m'avoit cru, on l'auroit laissé au village. Que fera-t-il à Paris? Des
sottises, de mauvaises connoissances; il deviendra débauché, et à trente
ans ce sera un homme mort. Les grandes villes sont la ruine des états et
des citoyens; c'est dans les champs qu'est

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