Frédéric | Page 9

Joseph Fiévée
la véritable prospérité des uns
et des autres: c'est là qu'il devoit rester.»
«Monsieur, répondit le curé, Frédéric est fait pour aller à tout. D'abord,
comme vous l'observez, il est possesseur d'une figure intéressante; et
puis, il ne manque pas d'esprit.»
«--De l'esprit! qui n'en a pas aujourd'hui? À quoi cela le menera-t-il?
On ne rencontre par-tout que des gens d'esprit qui n'ont pas le sens

commun, qui meurent de misère. Monsieur le curé, l'esprit ne contribue
en rien au bonheur des hommes; et si vous voulez les rendre heureux,
ce n'est pas leur esprit qu'il faut leur apprendre à cultiver, c'est l'héritage
de leurs pères.»
«Monsieur, lui dis-je en tremblant, et quand ils n'ont pas la satisfaction
de savoir à qui ils doivent le jour, que voulez-vous qu'ils cultivent?»
«Il a raison, s'écria le curé. Si vous étiez son père, par exemple, ne lui
faudroit-il pas beaucoup d'esprit pour faire valoir l'héritage que vous lui
laisseriez? Quelle réputation à soutenir!»
M. de Vignoral observa que les enfans des grands hommes n'étoient
presque toujours que des sots. Cette réflexion modeste me fit desirer de
n'être pas son fils: son abord m'en avoit ôté jusqu'à l'espérance; et
j'avoue que si mon coeur avoit battu en le voyant, c'étoit seulement de
la crainte qu'il m'avoit inspirée.
«Que savez-vous, monsieur»? me dit-il. Je ne répondis pas; mais le
curé de Mareil répondit pour moi que je savois un peu de tout.
«C'est-à-dire, répliqua le grand homme, que c'est une éducation
manquée». Mon cher Mentor ne fut pas plus satisfait que moi de cette
observation: aussi, quand M. de Vignoral lui demanda s'il avoit lu son
dernier ouvrage, le bon curé s'empressa de lui affirmer qu'il ne lisoit
plus depuis long-temps, parce qu'il étoit convaincu que l'esprit ne
servoit à rien, et qu'il convenoit, pour son propre compte, que plus il
apprenoit, plus il étoit mécontent des autres et de lui-même.
«Resterez-vous long-temps à Paris? lui dit froidement le grand
homme.--Non, monsieur, je pars demain.--En ce cas, je vous conseille
de vous retirer avec votre élève, et de profiter du dernier jour que vous
avez à passer ensemble». Nous ne nous le fîmes pas répéter, et nous
remontâmes dans l'appartement où nous avions passé la nuit.
«Si c'est là ce qu'on appelle un philosophe, murmuroit le curé de Mareil
en se promenant dans la chambre, cela vaut mieux à lire qu'à voir.
Voilà, Frédéric, la récompense de plus de dix années de ma vie
sacrifiées à méditer, à travailler pour faire de vous un savant; le premier

tribut que j'en reçois, est de m'entendre dire que votre éducation est
manquée. Eh bien! desirez-vous encore que cet homme soit votre
père?»
«En vérité, monsieur, je n'ai plus qu'une envie, c'est de retourner avec
vous à la campagne.»
«Quoi! vous auroit il déjà séduit par ses beaux discours? Mon ami, le
bonheur n'est pas plus à la campagne qu'à la ville; il est par-tout pour
les gens raisonnables, nulle part pour les fous, les ambitieux, et les
écrivains tourmentés par la vanité. Si cultiver l'héritage de ses pères
étoit la félicité suprême, pourquoi M. de Vignoral auroit-il abandonné
les champs? Vous ne rencontrerez dans le monde que des gens parlant
d'une façon et agissant d'une autre; que des citadins plongés dans le
luxe, et vantant les charmes de la vie champêtre; que des hommes
enthousiasmés de leurs connoissances, et vantant le bonheur des sots.
Quand vous étiez à Mareil, vous desiriez venir à Paris: aujourd'hui vous
êtes à Paris, et déjà vous parlez de retourner à Mareil! Le philosophe
vous a séduit.»
«Au contraire, monsieur, ses discours ne me font pas aimer le village;
mais ses actions me font sentir le besoin d'y retourner. Que vais-je
devenir? Ah! c'est vous qui m'avez servi de père; c'est près de vous que
je voudrois maintenant passer mes jours.»
«Bien, enfant, bien; vous trouvez pire que moi, et vous me regrettez.
Dans quelques jours vous aurez formé de nouvelles habitudes, et vous
ne penserez plus à moi; c'est l'usage.»
J'assurai mon cher Mentor qu'il me faisoit injure en doutant de
l'attachement que je conserverois toujours pour lui; je pleurai si
abondamment en lui parlant de ma reconnoissance, qu'il en fut ému. Il
me dit qu'il croyoit effectivement que, grâces à l'éducation qu'il m'avoit
donnée, je vaudrois un peu mieux que les autres.
Nous allâmes nous promener dans Paris; en visitant les beaux
monumens que renferme cette capitale, je perdis en grande partie le
désir de la quitter. Quand nous rentrâmes, le domestique de M. de

Vignoral me dit qu'il étoit venu quelqu'un me demander.
«Moi?--Oui, monsieur,--Vous êtes bien sûr que c'est moi qu'on est venu
demander?--Oui, monsieur.--Sous quel nom?--Sous le vôtre, sous celui
de Frédéric.--Et savez-vous quelle est la personne qui s'est informée de
moi?--C'est de la part de madame la baronne
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