Frédéric | Page 7

Joseph Fiévée
vous en prenez qu'à mon éducation.
Mais si je ne suis pas encore à Paris, vous pouvez du moins
m'appercevoir sur la route: j'y suis avec mon Mentor, dans une voiture
que l'on a envoyée pour nous; et comme il est rare de voyager sans
parler ou sans dormir, je vous rapporterai quelques fragmens de notre
conversation.
«Êtes vous bien content de me quitter, Frédéric?»
«--Ma foi, monsieur le curé, il me seroit impossible de répondre juste.
Il est certain que je regrette Mareil; mais il est également certain que je
suis bien aise d'aller à Paris. Ma joie seroit plus grande si j'avois
l'espoir d'y trouver mes parens.»
Le curé de Mareil secoua la tête de manière à me faire entendre qu'il ne
falloit pas y compter.
«C'est une chose bien cruelle, ajoutai-je, de ne savoir qui l'on est, à qui
l'on tient, ce qu'on peut craindre ou espérer.»
«Oui et non, me répondit-il. J'ai souvent réfléchi sur ce sujet, et j'ai vu
qu'il y a autant contre que pour.»
«Mais enfin, monsieur le curé, il est impossible que je n'aie pas un père
et une mère. Ils ne m'ont point abandonné, puisque jusqu'à présent je

n'ai manqué de rien. J'avois cru quelque temps.... on disoit même dans
le village....» Je m'arrêtai.
«Eh bien! Frédéric, que disoit-on?» Je gardai le silence. «Que vous
étiez mon fils? ajouta-t-il en riant. On me l'a dit bien des fois à
moi-même; mais il n'en est rien». Je soupirai encore, sans trop savoir
pourquoi. J'imagine qu'en ce moment j'aurois mieux aimé trouver mon
père dans le curé de Mareil, que d'être obligé de le chercher toute ma
vie.
«Du moins, monsieur le curé, vous savez qui je suis: il me semble que
j'ai atteint l'âge où l'on pourroit sans crainte se confier à ma discrétion.
J'ai souvent interrogé ma nourrice; elle m'a toujours répondu qu'elle ne
connoissoit que vous.»
«Et moi, mon ami, je ne connois que le philosophe chez lequel je vous
conduis: c'est lui qui m'a écrit de veiller sur vous; c'est lui qui m'a fait
exactement toucher le prix de votre pension; c'est sur son ordre que je
vous ramène.»
«Monsieur le curé, pourquoi ce philosophe-là ne seroit-il pas mon
père»? Il fit encore un signe de tête très-négatif, et moi je poussai un
nouveau soupir. Je n'avois jamais tant senti les élans de l'amour filial
qu'au moment où je quittois toutes les habitudes de mon enfance.»
«Au reste, ajouta-t-il (car son signe de tête équivaloit à un
commencement de discours), je n'ai nulle certitude que ce n'est pas vers
votre père que je vous conduis; je ne lui ai jamais demandé le secret de
votre naissance. Dans les premiers jours, j'avois autant de curiosité que
vous en avez aujourd'hui; mais après y avoir long-temps réfléchi, je me
suis convaincu que cela m'étoit absolument indifférent. Chargé de votre
éducation, je m'en suis acquitté de manière à me faire honneur, soit dit
sans exciter votre vanité, car vous n'aviez pas des dispositions
très-heureuses. Celui qui va me remplacer auprès de vous, est un des
plus grands hommes de ce siècle, à ce que disent ses partisans. Il est de
toutes les académies, quoiqu'il n'ait jamais fait imprimer aucun ouvrage
plus grand que le recueil de mes sermons; vous les avez copiés, vous
savez qu'ils sont fort courts». En parlant de ses sermons, il s'endormit,

et je restai livré à mes réflexions.
«Oui, mon enfant, s'écria le curé de Mareil en se réveillant, c'est un
bien grand homme.»
«Qui donc? lui demandai-je avec un battement de coeur: mon père?»
«Non, non: je vous parle de M. de Vignoral. S'il est votre père, ce que
je ne crois pas, vous serez trop heureux d'être sous ses yeux; et s'il n'est
pas votre père, il faut que vous apparteniez à quelque famille bien
puissante, pour qu'un savant qui fixe les regards de l'Europe entière,
consente à achever votre éducation.»
Il s'endormit de nouveau, et mes réflexions changèrent d'objet: non
seulement je ne desirois plus être fils de M. de Vignoral; mais si le curé
de Mareil m'eût dit en ce moment que j'étois le sien, j'aurois pleuré de
honte: effet naturel de l'ambition.
Quel est le caractère de M. de Vignoral? me demandois-je tout bas:
comment me recevra-t-il? Ces pensées, qui me donnoient une
inquiétude bien naturelle à mon âge et dans ma position, pourroient,
cher lecteur, exciter aussi votre curiosité; je vais donc vous apprendre
en peu de mots ce que je n'ai su, moi, qu'au bout de quelques années.
Diderot prétend que les romanciers ne tracent des portraits que parce
qu'ils ne savent faire parler ni agir leurs personnages de manière à
dévoiler leur caractère aux lecteurs: mais comme il a cru sans doute
aussi qu'il n'y avoit pas beaucoup de lecteurs en état
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