Discours de la méthode | Page 8

René Descartes
liaison de ces deux principes si
divisés et si unis[15]. C'est ainsi que Descartes tourne autour de son
être, et examine tout ce qui le compose. Nourri d'idées intellectuelles, et
détaché de ses sens, c'est son âme qui le frappe le plus. Voici une
pensée faite pour étonner le peuple, mais que le philosophe concevra
sans peine. Descartes est plus sûr de l'existence de son âme que de celle
de son corps. En effet, que sont toutes les sensations, sinon un
avertissement éternel pour l'âme qu'elle existe? Peut-elle sortir hors
d'elle-même sans y rentrer à chaque instant par la pensée? Quand je
parcoure tous les objets de l'univers, ce n'est jamais que ma pensée que

j'aperçois. Mais comment cette âme franchit-elle l'intervalle immense
qui est entre elle et la matière? Ici Descartes reprend son analyse et le
fil de sa méthode. Pour juger s'il existe des corps, il consulte d'abord
ses idées. Il trouve dans son âme les idées générales d'étendue, de
grandeur, de figure, de situation, de mouvement, et une foule de
perceptions particulières. Ces idées lui apprennent bien l'existence de la
matière, comme objet mathématique, mais ne lui disent rien de son
existence physique et réelle. Il interroge ensuite son imagination. Elle
lui offre une suite de tableaux où des corps sont représentés; sans doute
l'original de ces tableaux existe, mais ce n'est encore qu'une probabilité.
Il remonte jusqu'à ses sens. Ce sont eux qui font la communication de
l'âme et de l'univers; ou plutôt ce sont eux qui créent l'univers pour
l'âme. Ils lui portent chaque portion du monde en détail; par une
métamorphose rapide, la sensation devient idée, et l'âme voit dans cette
idée, comme dans un miroir, le monde qui est hors d'elle. Les sens sont
donc les messagers de l'âme. Mais quelle foi peut-elle ajouter à leur
rapport? Souvent ce rapport la trompe. Descartes remonte alors jusqu'à
Dieu. D'un côté, la véracité de l'Être suprême; de l'autre, le penchant
irrésistible de l'homme à rapporter ses sensations à des objets réels qui
existent hors de lui: voilà les motifs qui le déterminent, et il se ressaisit
de l'univers physique qui lui échappoit.
Ferai-je voir ce grand homme, malgré la circonspection de sa marche,
s'égarant dans la métaphysique, et créant son système des idées innées?
Mais cette erreur même tenoit à son génie. Accoutumé à des
méditations profondes, habitué à vivre loin des sens, à chercher dans
son âme ou dans l'essence de Dieu, l'origine, l'ordre et le fil de ses
connoissances, pouvoit-il soupçonner que l'âme fût entièrement
dépendante des sens pour les idées? N'étoit-il pas trop avilissant pour
elle qu'elle ne fût occupée qu'à parcourir le monde physique pour
ramasser les matériaux de ses connoissances, comme le botaniste qui
cueille ses végétaux, ou à extraire des principes de ses sensations,
comme le chimiste qui analyse les corps? Il étoit réservé à Locke de
nous donner sur les idées le vrai système de la nature, en développant
un principe connu par Aristote et saisi par Bacon, mais dont Locke n'est
pas moins le créateur, car un principe n'est créé que lorsqu'il est
démontré aux hommes. Qui nous démontrera de même ce que c'est que

l'âme des bêtes? quels sont ces êtres singuliers, si supérieurs aux
végétaux par leurs organes, si inférieurs à l'homme par leurs facultés?
quel est ce principe qui, sans leur donner la raison, produit en eux des
sensations, du mouvement et de la vie? Quelque parti que l'on embrasse,
la raison se trouble, la dignité de l'homme s'offense, ou la religion
s'épouvante. Chaque système est voisin d'une erreur; chaque route est
sur le bord d'un précipice. Ici Descartes est entraîné, par la force des
conséquences et l'enchaînement de ses idées, vers un système aussi
singulier que hardi, et qui est digne au moins de la grandeur de Dieu.
En effet, quelle idée plus sublime que de concevoir une multitude
innombrable de machines à qui l'organisation tient lieu de principe
intelligent; dont tous les ressorts sont différents, selon les différentes
espèces et les différents buts de la création; où tout est prévu, tout
combiné pour la conservation et la reproduction des êtres; où toutes les
opérations sont le résultat toujours sûr des lois du mouvement; où
toutes les causes qui doivent produire des millions d'effets sont
arrangées jusqu'à la fin des siècles, et ne dépendent que de la
correspondance et de l'harmonie de quelque partie de matière?
Avouons-le, ce système donne la plus grande idée de l'art de l'éternel
géomètre, comme l'appeloit Platon. C'est ce même caractère de
grandeur que l'on a retrouvé depuis dans l'harmonie préétablie de
Leibnitz, caractère plus propre que tout autre à séduire les hommes de
génie, qui aiment mieux voir tout en un instant dans une grande idée,
que de se traîner sur des détails d'observations et sur quelques vérités
éparses
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